Jeu d'écriture - nouvelle d'un objet P

proposition d'écriture ( je profite de ce moment où le forum est plus fréquenté) pour célébrer le printemps.

une nouvelle ( ou un récit plus court, mais ne prose) gravitant autour d'un objet qui doit rester mystérieux (soit qu'il existe, soit qu'il n'existe pas, ...) sinon qu'on sait qu'il commence par la lettre "p".

Une contrainte placer au moins cinq des mots suivants:
pancréas - poil - piège - psychopompe - pouce -puzzle - purification -Pandore - plexus - placenta - philosophale -pain - père - posture - pommeau




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ponne idée ! euh, dis donc... c'est quoi une psycho pompe?
isa-ignare

C'est un "passeur d'âme". Par exemple, le papillon est réputé ête un psychopompe. Si tu as vu, le film "le petit prince m'a dit" il y a une scène où une petite fille qui a un cancer, monte sur une colline qui sépare la France à l'Italie. Arrivée au sommet, elle s'endort en regardant la nature et un papillon magnifique la réveille. C'est un symbole de son passage prochain...
Allez en P *


Le film "le petit prince a dit" et le concept du mot sont magnifiques, mais le mot 'psychopompe" lui même me fait hurler de rire.
- Putaing, ta mère tellement elle est au chomage qu'elle va passer un entretien pour remplacer le caniche dans animal crossing !
- Et toi, ton père, tellement il boit qu'on l'appelle le psychopompe !

Désolé. Cela dit, noble Florence, ton projet d'atelier n'a point chuté dans l'anse auditive d'un sourdingue et je vais de ce pas, feutré mais néanmoins décidé, réfléchir à une manière de l'honorer dignement.
Greenlight*



Alors, j'avais envie de faire un petit texte à partir du roman de Sébastien Japrisot, "un long dimanche de fiançailles", devenu ensuite le film de Jean Pierre Jeunet avec Audrey Tautou. Les cinq mots de la contrainte m'ont peut-être fait penser aux cinq jeunes, aux cinq soldats, dont était Manech, aux cinq de Bingo Crépuscule.
Une mini-suite. Mathilde a remmené Manech en Bretagne. Comme dans le film, je permets à Mathilde de marcher.


**********

-- Le vrai nom du diable --

"La dérision en toutes choses est l'ultime défi au malheur".
-Sébastien Japrisot

- Mathilde aime Manech. Ça ne te dit rien ? Mathilde c'est moi, Manech c'est toi. Ou l'inverse, parfois je ne sais plus...
- Vous avez une jolie écriture, mademoiselle.
Manech a l'air de sincèrement l'admirer. Depuis que le Bleuet est revenu, il ne cesse de la complimenter sur un détail ou un autre. Elle se dit qu'il lui refait la cour. Qu'il la rencontre à nouveau pour la première fois. Il a même l'air d'être un peu amoureux d'elle. Mathilde se sent trompée par elle même.
Dans les yeux de Manech, elle se voit belle. Dans le regard de Manech, il ne manque que Manech.
Mathilde colle ses bras le long de son corps, ses pieds contre le sable, ses paupières à ses yeux. La seule chose qui sort de ce corps scellé, c'est un soupir inaudible, une tempête de plexus qui vient mourir au bord de sa bouche.
Parfois, Mathilde voudrait être à la place de Tina Lombardi et perdre sa tête pour de bon.

Elle a tracé les trois M sur le sable pour lui, puis elle en a rajouté deux verticalement. Ensuite elle en a encore accroché d'autres. Elle aurait pu continuer comme ça à l'infini, elle les aurait aussi tracés sur les vagues et sur son propre placenta s'il elle avait porté un enfant de lui, elle l'aurait inscrit sur les yeux de Manech, en les griffant, en les lacérant, pour qu'il abatte enfin ses remparts bleus.
Pour se donner du courage, elle se répète, comme une comptine.
- Mathilde a toute la vie devant elle
Manech est un puzzle avec des ailes
Mathilde aime Manech
Dans son ventre, Mathilde a du varech

Le Bleuet plisse son front et sourit en même temps. Il n'y a que lui qui sache faire ça. Il a toujours été fortiche pour jouer avec les visages. Il fait ce qu'il veut du sien, et de celui de Mathilde.
Soudain, il s'anime.
- Je sais, Mademoiselle ! Manech c'est moi.
- Oui ! Oui. Continue.
- Mais qui est Mathilde ?

Elle a emmené son dictionnaire sur la plage. Dans la lumière de l'aurore, le sable a une couleur de pain chaud. La lumière est si douce que Mathilde a presque l'air de marcher normalement. Mais elle prend soin au contraire d'accentuer un peu sa boiterie et travaille sa posture d'infirme. On ne sait jamais, ça pourrait aider Manech à la reconnaître.
Elle ouvre le livre qu'elle appelle depuis toujours sa troisième jambe et regarde dans la lettre P.
- Regarde, Manech. Je cherche un mot pour toi.
- Quelle bonne idée !
Manech n'est pas contrariant. Depuis qu'il est revenu, il a toujours l'air de soulever son chapeau pour la saluer gentiment. Quand Sylvain lui donne du travail, il dit oui. Quand Sylvain lui propose de se reposer, il dit oui. Si une femme venait l'emmenait à son bras, il dirait oui. Peut-être même, qu'elle, il l'appelerait Mathilde par erreur.
Mais Mathilde l'aurait déjà déchirée en cinq morceaux, comme les cinq de Bingo Crépuscule, avant que ses lèvres ne se ferment pour faire le "M" qui n'appartient qu'à elle.

- Attendez, mademoiselle, j'en connais un de mot. Vous devez le deviner.
- D'accord.
Manech joue à faire cinq tas de sable mouillé. Puis il dit "Bingo Crépuscule". Pour Mathilde, le vrai nom du diable.
- Non. Pas Bingo Crépuscule. Et puis, ça ne commence pas par un "P". Ça ne commence pas, tout simplement.
Mais Manech joint l'index et le majeur et fait mine de se tirer dans l'autre main. Il fait le bruit de la détonation. Il crie même de douleur. Alors Mathilde sait qu'il revit l'enfer. Et elle sourit. Parcequ'elle sait que, dans l'enfer, Mathilde habitait encore Manech.
- Oui. J'ai trouvé le nom de ton objet.
Mathilde rit, elle ne peut plus s'arrêter. Elle vient de comprendre que leur lien n'est pas complètement brisé, que demain, ce soir, peut-être même tout de suite, Mathilde et Manech s'aimeront.

Ensuite, Manech regarde le ciel, comme s'il priait. Sauf qu'au lieu de joindre les mains, il plonge au sol et creuse pour s'enterrer dans le sable. Il plonge juste là où elle vient d'écrire "MMM".
Mathilde sait qu'il ne regardait pas vers Dieu, mais vers les avions allemands. Il tremble de peur. Il est à Bingo Crépuscule.
Elle ouvre les bras, plonge près de lui, puis le recouvre de son corps, pendant qu'il creuse une galerie qui le mênera peut-être jusqu'à elle.

Très belle construction de récit. COmme je n'ai lu ni le livre, ni vu le film, j'ai été fouiller sur internet pour mieux situer les personnages. Il y a des phrases fortes, comme celle sur le placenta, comme la fin où il creuse.

Descendre au creux de la terre, sous la mère originelle, les eaux du dessous, pour remonter vers le ciel, les eaux du dessus...


* Moi j'aime bien psychopompe, c'est un mot affreux, je te l'accorde, mais j'aime ce qu'il représente.... C'est un décrypteur.
Greenlight*

Normalement, j'essaie d'éviter trop de références-clin d'oeil pour petit club qui a lu tel livre, mais là je n'ai pas pu résister, parce que cette histoire m'avait très touché il y a 18 ans à la sortie du livre, puis une deuxième fois dans le film, il y a 5 ans.Lis là. Lisez là.
Mathilde, c'est l'obstination absolue, c'est la Boadicée moderne. Tu lui montrerais toutes les légions de Rome réunies pour la ramener à la raison, elle te dirait "et alors ?".


* J'allais dire "un élucideur". Mais j'aurais alors craint de parodier quelqu'un de cher

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Bon, je poste mon texte avant de vous lire, parce que sinon, vu le caractère de mon ordi en ce moment, je risque de le perdre :



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La gravité


Han-Jen a raison au moins sur un point : la vie est lourde. Engluée dans la matière, épouvantablement accrochée à tout ce qui s?ancre, pesante. Lourde.
Quand je le regarde, j?ai du mal à mettre cet adjectif auprès de lui, pourtant. Avec son très long corps si maigre et ses yeux pâles, ses cheveux jaunes et lisses, ses mains à la peau tellement blanche que des filets bleus les traversent, Han-Jen est un homme presque diaphane, et le fait qu?il soit systématiquement perdu dans des conjectures mathématiques n?arrange pas les choses. On se demande ce qu?il faudrait pour attirer ses yeux hors de sa pensée, le faire réagir. « Hmmm ? ah oui, tu as raison, je vais m?en occuper tout de suite ». Mais même lorsqu?il agit, on dirait qu?il continue de calculer en marchant.
Et c?est lui qui dit ça : « la vie est lourde ».


Ce soir, j?ai un anniversaire à célébrer. L?anniversaire de la mort de mon père. Alors j?ai reconstruit l?autel des anciens dans la tente, à l?endroit le plus intime et secret, tourné vers l?Ouest.
Dehors, Han-Jen a rentré le pain, refermé les tentures de laine épaisse contre le vent, il a rentré aussi le bois de chêne, sinon nous passerions la matinée du lendemain à le traquer sur des kilomètres dans la prairie. Ce matin, c?est ce que nous avons fait, avec des rires, et ça s?est terminé chez le voisin, qui disait « je suis bien content, le vent m?apporte du bois ! ». On a bu et mangé ensemble, j?ai chanté mes nouveaux chants pour la fin de l?hiver, le voisin a dit des histoires sur le Canal, on a réparé son toit, le pommeau de sa canne.
Je suis contente de mon autel, j?espère qu?il jouera son rôle, qu?il ouvrira quelque chose. Sur le bahut simple de merisier, j?ai posé la grande bougie rouge profond, et mon sac-médecine. Puis j?ai réfléchi, rassemblé tout ce qui était important : une ou deux lettres, des images, des pierres. Peu de temps après, l?autel s?est tellement mis à ressembler à ceux devant lesquels prient les nomades mongols pour honorer leurs ancêtres, qu?Han-Jen s?est approché sans bruit, impressionné. Et il est resté là un moment.
Dans la nuit, la flamme avait créé une sorte de calme, en bulle autour du meuble, mais au moment où je partais, il s?est passé quelque chose :
Mes pensées ont soudainement disparu, elles se sont fondues dans une sorte de vision, comme si j?avais été précipitée dans l?interstice qu?il y a entre chacune d?elles. La lumière avait changé, elle s?était découpée en un ensemble d?étincelles, bien distinctes et qui bougeaient beaucoup plus lentement que ne bougent d?habitude les étincelles. J?ai entendu le mot de légèreté. Pas entendu avec mes oreilles, mais il était présent. Dans mon plexus.
C?est là qu?elle est apparue, brusquement. Grande, en forme d?arc, d?une beauté inoubliable, presque rouge de son palissandre soleil qui la composait presque entièrement, elle se tenait sur le chemin des étincelles, qui voguaient lentement vers elle.
Je ne sais pas trop ce qui s?est passé ensuite, ni si cela a duré une éternité ou quelques secondes. Je sais seulement que, sur la fin, avec désespoir, j?ai tenté de maintenir plus longtemps son image, mais que c?était si difficile que je n?y arrivais plus.
Alors elle a disparu, aussi soudainement qu?elle était arrivée.
Seulement à cet instant, des vagues de connaissances sont parvenues jusqu?à moi, bouleversées, imprécises parce qu?essayant de s?incarner dans le langage.
La vie est lourde.
La mort, au contraire, est légère.
Il n?y avait aucune raison d?avoir peur, car nous serions aussi ces étincelles et nous passerions aussi au même endroit, par le palissandre soleil, et c?était bien.
Un instant j?ai fléchi sous la tourmente des réalisations : le poids, toute la souffrance, toutes les haines, tous les amours mêmes, le moi, les ambitions, les voyages, le corps, tout ce qui nous ancrait, lourdement, à la terre. Fallait-il, alors, continuer ?
Oui.. Il est bien de continuer.


Dans la tente, Han-Jen avait pris sa posture favorite, assis en tailleur à côté de ses livres, et il écrivait, dans la langue bizarre de ses symboles. Il m?a dit: « ça va ? ». J?ai dit : « oui ».
Le vent continuait de bruire dans le noir, et de la laine pesante et chaude émanait une atmosphère de paix.

Han-Jen a raison. La vie est lourde.

C'est magnifique. Un hommage qui est homme-mage aussi. J'aime beaucoup aussi la disgression au milieu avec le voisin...

J'ai une idée de texte, j'essayerai demain. J'espère que Lise va aussi se mêler à nous
isa

ah, j'ai trouvé l'objet de G*... (ouais, je sais, je suis lente, même on me pointe une arme sur la tempe, que je suis incapable de trouver le mot correspondant). J'aime beaucoup le film, bien que je le trouve un peu différent (et moins exceptionnel) que les films du duo Jeunet-Caro.
Pas lu l'histoire, ça doit être intense, dans l'écriture.
Poignant, ton texte.
Greenlight

Magnifique, ce "palissandre soleil", qui illustre très bien ta façon fréquente de densifier la lumière, de la mêler intimement à la matière. Un texte fascinant.
isa

le palissandre soleil, c'est une sorte de palissandre, utilisé pour faire des pianos, par exemple. Beaucoup de Gaveau ou Erard des années 1930 étaient faits avec. C'est bô (très rayonnant).

Ma contribution tardive!


Serviette-éponge


Elle ne savait plus exactement quand elle avait décidé de ranger les serviettes de bain par couleur ? une pile marron, une terra cota, une beige et enfin une rose et une indigo pour les deux filles. Les grandes serviettes de bain trônaient en dessous, tandis que les essuie-mains s?empilaient sur le dessus, chapeautés par les gants de toilette. Voila, à chacun sa pile, une harmonique par personne dans le grand concert de la famille.

Elle se souvenait avoir aussi commencé par virer toutes les vieilles serviettes. Elle l?avait fait sans regret ni scrupule car certaines dataient de temps immémoriaux, de son trousseau initial, constitué de couleurs esseulées ou dépareillées provenant des armoires à linge maternelles. Voire grand-maternelles.

Ce matin, en sortant de la douche, elle avait ouvert la lingère et elle avait hésité sur sa pile. Mais non, la sienne, c?était la beige, pas la terra cota. Sa main, doigts tendus, avait oscillé quelques instants avant de se fixer entre les deux. Et plutôt que de tirer sur le bas de sa pile pour en ôter sa serviette, comme elle aurait du le faire, elle avait réajusté l?impeccable entassement qui le côtoyait. Les draps éponges rouges orangés étaient gonflés comme au premier jour et ils dépassaient toutes les autres piles d?au moins trois centimètres. Et pourtant, il s?agissait exactement du même nombre de pièces : deux de bain, cinq à main et sept gants de toilette.

*

Souvent, le soir, en revenant de l?école, je vais courir dans le jardin. L?envie me presse d?y aller durant tout le retour dans le bus, si bien que même l?hiver, quand il fait sombre dès la fin de l?étude, je m?arrange pour aller dehors et courir aussi longtemps que je peux. Je galope vers la barrière, traverse le verger et tourne autour des arbres, mes bottes baillent et glissent. Souvent je dérape et me raccroche in extremis à un tronc. Au pire je plante mes paumes dans l?herbe et empêche la chute de mes genoux par terre. Il faut faire gaffe à pas salir les pantalons, maman déteste les vilaines taches de vert tendre. Ca la fait hurler à chaque fois et papa est alors obligé de nous envoyer purger une peine de dix minutes dans notre chambre.

Je dis ça mais jamais je ne lui ai donné l?occasion de se fâcher. Je ne voudrais pas rajouter à sa peine.

*

Elle ne se souvient plus non plus quand elle a cessé de compter les jours, les nuits, les matins, les soirs, les minutes. Tout ce qu?elle sait c?est qu?il fut un moment où elle cessa. Ce ne fut pas le fait de la lassitude ou du renoncement, mais elle décida qu?il en était ainsi. Elle projette son regard dans la pénombre du jardin, tout en lavant soigneusement ses mains très pâles sous le jet d?eau un peu trop chaude. Elle insiste avec une brosse douce, entre les doigts, sous l?ongle du pouce où un peu de banane subsiste. La fenêtre de la cuisine surplombe l?évier. Comme il en était chez ses parents ou dans la demeure provinciale de ses grands-parents. La journée, les parterres de fleurs déroulent leurs couleurs sous les fluctuations de lumière. Le soir, ses yeux ne cessent de scruter le fin fond du jardin, là où grandissent sans presque aucune aide les quelques arbres fruitiers. Les anciens côtoient les plus récents. Elle ne s?étonne plus qu?un petit garçon vienne y jouer en maraude. Un des fils des voisins, sans doute. Elle ne lui a jamais dit de cesser son manège, ni ne l?a chassé. Cela fait longtemps qu?elle n?adresse plus la parole aux enfants du voisinage, surtout les gamins. Tout juste un bonjour souriant, où glisse indemnes politesse et gentillesse. Un sourire sincère mais qui s?arrête à ses dents. Quand même, elle se fait la réflexion qu?il reste de plus en plus tard, l?enfant joyeux. Parfois, elle a l?impression qu?il regarde vers leurs fenêtres. Et qu?il se couche au pied de l?arbuste. Alors elle frissonne, secoue la tête, regarde plus attentivement et semble croire qu?elle s?est trompée. Ses mains dégouttent d?eau clair qu?elle chasse d?un geste sec. Fin du rite de purification.

*

Quelques fois, Elia et Dalila me rejoignent dans le verger. Elles ne jouent jamais avec moi, non. Alors je joue avec elles. Elles tournent et dansent autour des arbres fruitiers. A la nuit tombante, elles se cachent et tentent de se retrouver. Leurs rires les dénoncent et je m?amuse de leurs rites. Elia choisit toujours le pommier près du muret. Dalila le prunier planté au centre. Elles se rendent à ces arbres sans savoir pourquoi. Moi, je sais qu?au creux noueux de leurs racines, les placentas de leurs naissances y ont été enterrés. Personne ne me l?a dit, bien sûr, mais je l?ai vu. Je vois beaucoup plus de choses qu?elles. Par exemple, que les arbres se saluent le soir, par ordre de préséance. Du plus jeune au plus âgé. Commence le prunier qui se penche vers le pommier. Celui-ci oscille à son tour ses ramures vers le prunier, puis tous les deux orientent leur posture vers mon arbre, un peu plus longtemps. Au printemps, les trois rayonnent d?un halo vert. Elia et Dalila ne peuvent saisir à quel point ils sont beaux dans leur recouvrement de sève, presque prêts à prendre la route, brûlant silencieusement leur folle énergie neuve. Et à la saison des fruits, chacune d?elle inaugure la cueillette, qui des pommes, qui des prunes. C?est ainsi qu?il en est depuis toujours.


Mon arbre, à vrai dire, c?est plutôt un arbrisseau. Je n?ai jamais su s?il était destiné à rester petit ou s?il avait décidé de ne plus croître. Comme moi. Je n?ai jamais su son nom non plus, sinon qu?il bourgeonne, fleurit et qu?il porte en automne des petits fruits comme des billes mauvâtres. Maman en fait une liqueur qu?elle garde jalousement dans un bocal. Cette récolte-là est pour elle seule. Elle ne met pas de gants, et les épines déchirent la pulpe de ses mains. Elle n?émet aucun son, elle procède simplement, rigoureusement, à sa manière obtuse de ne rien laisser en friche, rien qui puisse laisser voir son propre déchirement. Rien, sinon l?absence de gants.

*


Elle ne ferme jamais les rideaux de la cuisine. Ce soir, pourtant, quelque chose en elle le réclame. Mais comme souvent, elle résiste à l?envie de transgresser le cours normal des jours, peur d?ouvrir la boîte de Pandore. Pierre est dans le living, il sirote un cassis en regardant les dernières infos du JT. Ce soir, elle se blottira contre lui, dans les draps changés de neuf. Il saura à la courbure de son dos qu?elle retient en elle une boule de chagrin plus dense que d?habitude. Il lui caressera les cheveux, la dorlotant tout en pleurant des larmes de feu. Et demain ils seront sur le pont pour convoyer les filles à l?école, travailler puis viendra la danse d?Elia, l?athlétisme de Dalila et le repas du soir. Ils ne se sont jamais abandonnés. Père et mère ils sont restés mari et femme. Les amis admirent leur entraide.

Pourtant, demain, elle prélèvera le dessus de la pile terra-cota. Ensuite, elle ira à l?arbrisseau chercher les baies. Elles ne seront pas encore mûres, qu?importe, elle les cueillera un peu vertes. Mais à ses mains elle portera des gants, cette fois. Pas sûre que le tissu éponge la protège des épines. Pas sûr qu?elle évite de saigner, signe extérieur de tristesse. Mais sa tâche finie elle laissera les gants suspendus à l?arbuste en échange de ses fruits. Elle a oublié le nom de son espèce, n?a jamais su s?il était comestible. La liqueur, elle ne la boit pas. Sur l?étiquette, elle écrit le prénom de l?enfant qui jouerait ici. Demain, la pile rouge orangée sera juste de la même taille que les autres dans la lingère.
isa

J'écoute de la musique en lisant ton texte pour la première fois. Le genre de texte qu'on a envie de lire beaucoup de fois. J'aime beaucoup, Flo.

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Merci Isa, il faudra que je le retravaille un peu, je pense, mais j'ai essayé de le poster avant que le sujet ne passe à la trappe

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Aristide (le rêve bleu ou les sept portes)

Aristide, ce jour là, comme tant d?autres jours, allait de ruelles en quartiers déserts. Il pleuvait, comme de coutume.
Sans la pluie, cette histoire n?aurait ni début ni fin, car la pluie est la compagne inconditionnelle de tout événement, comme de tout non-événement, dans ce pays.
Il y a longtemps que Aristide avait relégué son parapluie au fin fond de la remise aux objets encombrants. Cette crampe au bras droit qui le saisissait dès qu?il tentait de se protéger le crâne des intempéries lui était devenue insupportable.
Il entra donc, les cheveux dégoulinants et les souliers ravagés, dans une petite boutique devant laquelle il était passé de nombreuses fois, et dont l?étalage éclectique avait un attrait presque hypnotique.

Il poussa la porte dont la sonnette désuète tintait de façon dérisoire, presque incongrue.
Sur les étagères s?amoncelaient des objets insolites, disparates, bizarres, inconnus, jamais utilisés ou introuvables ailleurs.
Le marchand lui demanda ce qu?il désirait, dans une langue à l?accent rocailleux, et dans l?oeil cette flamme qui est l?apanage des passionnés.
Aristide désigna une série de bocaux vides sur la plus haute planche. Je voudrais un rêve, dit-il.
« De combien de minutes ? » demanda le marchand. « Peu importe la durée, par contre je l?aimerais bleu ».
Le marchand grimpa sur une escabelle de bois vermoulu, et saisit avec dextérité un petit bocal qu?il déposa ensuite sur le comptoir. « Je crois que j?ai ce qu?il vous faut » , dit-il. « Je vous l?emballe ? » Sans attendre de réponse, il vida le contenu du bocal dans un sachet en papier où il était écrit en grand « respecte l?environnement ».
Je préférerais une boîte dit Aristide, le vent est si fort que le sachet pourrait s?envoler, le rêve s?échapper.
Rentré chez lui, il déposa la boîte sur sa table de nuit et attendit avec impatience l?heure de se mettre au lit. Il essaya de faire des mots croisés, puis de lire « les 7 voyages de Simbad », puis de repiquer des pois de senteur et des cerisiers nains, mais le rêve l?obsédait et accaparait toute son énergie.
Vint la nuit. Aristide se coucha, ouvrit délicatement la boîte : dans un coin, un rêve se lovait, et une douce lumière bleue irradiait les parois. Qu?allait lui révéler cette boîte de Pandore ?
Mais le sommeil ne venait pas ; alors il compta des pâquerettes. Il avait abandonné les moutons depuis belle lurette, car ceux-ci mangent les pâquerettes, et sont moins nombreux qu?elles. Jadis, les nuits de grande insomnie, une fois terminé le compte des moutons, il entamait celui des pâquerettes mais n?en trouvait plus aucune. Aussi avait-il inversé l?ordre de la comptabilité. Et les fleurs étaient tellement nombreuses que jamais il n?arrivait au bout, et il s?endormait avant la 15.000è.
Mais s?endormit-il réellement ?
Il parcourut un long couloir dont la lumière vive éclairait 6 portes, de dimensions différentes. Ce chiffre le surprit. Pourquoi pas 7 ? Ce 7 mythique, qui faisait référence aux sept merveilles du monde, aux sept colonnes du futur, aux sept péchés capitaux, aux sept nains, aux sept années de vaches maigres puis de vaches grasses (pour les vaches folles, pensa-t-il, on ne sait pas encore).
Il ouvrit la première porte, et entra dans un jardin ravissant, où les gardénias, les hellébores, le millepertuis bordaient un sentier de pavés irréguliers Un véritable puzzle aux couleurs parfaites ! Un parfum enivrant le guida vers un arbuste dont les fruits ovales et panachés lui étaient inconnus. Il n?y goûta pas, mais prit une feuille pour vérifier plus tard l?identité de cet arbre. Il revint sur ses pas et hésita, dans le couloir, entre la porte vitrée et celle décorée d?arabesques. Il franchit la seconde. Sous ses pas crissèrent des cailloux de couleurs diverses, dont la forme particulière attira son attention. On eût dit de minuscules étoiles. Il en glissa un dans sa poche et se décida à ouvrir ensuite la porte vitrée. Rien ne l?incita à s?aventurer dans cette brume épaisse qui l?enveloppa subitement. Il renonça, croyant y déceler un piège, et fut attiré par des soupirs derrière l?entrée de la porte suivante. Une petite femme, aux cheveux grisonnants, alerte mais un peu hagarde, fendait l?air d?un attrape papillons en s?écriant de temps en temps : « Je l?ai eu ! » Puis elle glissait la chose invisible dans un sac à dos. Elle le vit s?approcher et lui dit : « Voyez-vous, je cherche mes mots. Ils s?enfuient, m?abandonnent, et pourtant, je les ai tant aimés ! Chaque fois que j?en récupère un, je le note aussitôt rentrée chez moi, dans un petit carnet aide-mémoire ». Elle lui tendit un spécimen en souriant : prenez-le, celui-là, je le connais par coeur !
Puis elle continua sa course au vocabulaire manquant, sans plus s?occuper de lui.
La cinquième porte le mena vers un kiosque où un enfant distribuait des friandises à tous ses professeurs, selon qu?ils répondaient de façon exacte ou non aux questions qu?il leur posait. L?un d?eux, très mortifié, téléphonait à sa mère pour la prévenir qu?il ne pourrait rentrer dîner, tant qu?il n?était pas arrivé à élucider un problème de ruisseaux qui tarissent et de pains qui rassissent.. On lui avait bien parlé plusieurs fois de l?effet de serre, mais il n?y avait pas accordé la moindre importance. Il continuait à jeter ses déchets sans les trier, et laissait le moteur de sa voiture tourner pendant qu?il était chez le coiffeur.
L?enfant tendit un bonbon à la coriandre à Aristide. Puis il lui indiqua un raccourci pour atteindre la sixième porte.
C?était une lourde grille ouvragée, où le lierre et les liserons grimpaient en s?entremêlant. Il la poussa avec difficulté, et se trouva au pied d?un escalier dont la hauteur des sept marches allait en augmentant et la largeur en rétrécissant. Il se hissa avec peine sur la dernière marche, où il se maintint en équilibre précaire. Au sommet de cet escalier se trouvait la septième porte. Elle était fermée à clef, et pourtant aucune serrure n?était apparente.
Il pensa aux formules « Sésame, ouvre-toi ! » « Et « abracadabra » mais elles étaient trop usées.
Alors il se souvint du souffle des anges.
Son grand-père Gabriel lui avait appris comment déplacer un objet lourd en s?arquant genoux contre lui et en soufflant doucement vers le haut.
Il n?était pas en posture aisée pour cette opération. Mais il se concentra comme jamais et la porte s?ouvrit devant ses yeux émerveillés. Dans une prairie où l?herbe était bleue ( il ne s?était jamais drogué, je peux vous l?affirmer), une poussière dorée tombait doucement, et en avançant, il heurta l?aile d?un ange qui lui sourit en s?excusant de l?avoir un peu bousculé. « Il est difficile de bien distinguer dans cette lumière aveuglante, dit-il, et cette poussière pique aux yeux comme du sable. Et nous avons si peu de visites !
Vous devez être fatigué ! Venez vous reposer dans ce hamac ».
Il se laissa guider et s?endormit, ébloui et serein.
Lorsqu?il se réveilla, il se sentit des ailes pour commencer une journée nouvelle.
Sur sa table de nuit, la boîte était ouverte. Il regarda à l?intérieur et sourit doucement. Elle contenait une feuille d?arbuste inconnu, un caillou en forme d?étoile, un bonbon à la coriandre, une plume d?ange et le mot « oubli ».



Dernière modification le 11-03-2009 à 14:24:30
isa

Oh, je n'avais pas vu ce texte, génial! pas encore trouvé le mot, mais je n'ai pas trop le temps ce matin, je reviens, merci en tout cas !

Est-ce qu'il a un nom cet arbuste? Ou bien faut-il l'inventer?

J'adore pour ma part l'escalier digne des rêves, l'attrape-mot de la dame oublieuse, le vendeur de rêve surtout.
Bienvenue à Kaliedoscope!

Flo

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oh mon dieu ! quand je lis ces merveilles et que je réalise que je vous ai imprudemment proposé ma participation !!! je m'y mets de suite, mais je vous le dis, là, maintenant et c'est sérieux : je ne vous arrive pas à la cheville, magiciens des mots !
Je suis sans voix devant vos textes
Oui, c'est ... ha ( long soupir)

bon. je reviens ...
CC

Lise... arrête on dirait ma mère ) (private joke) Tu as un style super et tu le sais! Puis c'est pas un concours, c'est un plaisir normalement.
Mahatma Bandit

J'adore le côté bric-à-brac vivant du texte. Mais alors, il est tellement dense, celui-là, un vrai métro d'idées à l'heure de pointe,
Le coup de l'enfant qui distribue les bons points à son prof, la technique du souffle des anges, il n'y a pas une ligne qui ne soulève pas les coins de la bouche :)

Lise... je ne te crois pas :)

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zut zut et zutre, aidez moi !!! c'est une chose( comme une planète ou un platane) ou un objet ( comme un panier ou un parapluie?) ?

____________


CC

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C'est ce que tu veux. C'est pas une contrainte qui doit empêcher d'écrire, mais au contraire donner envie d'écrire, donc c'est ce que tu veux.

Regarde kaleidocope ne s'est pas posé tant de questions. Il a posté et voila. Depuis on ne le voit plus, dommage!

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bon alors je continue, et si c'est un peu à coté de la plaque, je ferai mieux la prochaine fois, hollé !

heureusement que vous êtes là, vous me redonnez le goùt d'écrire ! est-ce que vous vous rendez compte du miracle ?

Il va revenir, Kaleidoscope, tu vas voir : l'élan est donné.
CC

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On ne voit pas un kaléidoscope, on voit de jolis effets de lumière grâce à lui. J'aimerais être ainsi!
Merci à tous pour vos commentaires que je déguste, je crois que que peux me passer de dessert...
Pour le mot, faut-il le dévoiler? Les autres ne l'ont pas fait. En fait, cela peut être plusieurs choses. Ou ce que l'on choisit qu'il soit.
Et pour l'écriture, merci, j'avais abandonné tout espoir et volonté de m'y remettre un peu.
Heureuse de vous lire!

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Le village

20 décembre 1620
Nous sommes enfin arrivés! le Mayflower est à l'ancre, nous ne bougeons plus - enfin, si, nous continuons de bouger, doucement, sans arrêt, un roulis permanent, mais j'y suis tellement habituée, maintenant, que je ne le ressens plus, sauf quand j'y pense.
Nous sommes dans une baie, je peux voir la côte face à moi, très proche, à peine quelques encablures, pour parler comme le capitaine. Les hommes sont partis dans les chaloupes, sous les couvertures en poil de loup ramenées d'Angleterre. Nous sommes restées à bord avec les enfants et quelques chiens, les quatre chêvres, les deux boucs, les vaches, les veaux, et les deux taureaux. Les hommes ont dit qu'il fait trop froid, qu'ils ne connaissent pas tous les dangers. Que nous sommes à l'abri dans le bâteau. Si j'étais un garçon, je serais partie avec eux, j'aurais touché la terre.
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21 décembre 1620
Force vent et pluie, le balancement du bateau s'est accentué la nuit dernière, le froid est venu. Nous fêterons Noël dans trois jours. les hommes reviendront-ils à cette occasion ? J'ai vu leurs feux allumés sur la rive.
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22 décembre 1620
Elles se sont disputé parce que le bébé est malade. Mary Catherine n'a pas crié, nous ne crions jamais. Elles ont murmuré des mots pleins de griffes, des mots tranchants, aiguisés. Dans leurs voix basses, j'entends rouler la peur. Il ne faut pas regarder leurs yeux alors, on dit que la colère peut nous blesser dans un seul regard. J'ai pris la Bible, j'ai ouvert au hasard, mais je n'y voyais pas assez, entre les larmes qui ne voulaient pas couler et la lumière jaune de la mauvaise bougie. Amélia s'est approchée, les autres continuaient de se disputer, c'était maintenant à propos d'un pain, mal cuit ou je ne sais quoi. Amélia m'a donné un mouchoir, sans parler. Nous entrons en amitié un peu plus chaque jour. J'ai refermé la Bible, il y a des moments où je donnerais n'importe quoi pour avoir un autre livre. Ceux de mes parents sont enfermés dans la cale. Amélia dit que j'ai de la chance de savoir lire et écrire. J'ai décidé de lui apprendre les lettres.
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25 décembre 1620

Ils sont revenus, hier soir, les hommes. Nous les attendions en silence. Nous ne pouvions pas en parler. Nous avons tant besoin d'eux, de leur force, de leur présence, de cette chose qu'ils nous promettent comme le paradis. Qui sera ou ne sera pas : une terre, un village, une maison, une cheminée, c'est tout ce que nous voulons, nous, les femmes. Eux parlent de liberté et nous baissons les yeux sans rien dire. Nous ne comprennons pas bien ce besoin qu'ils en ont. Nous ne comprennons pas ce que c'est.

Nous sommes arrivés au bout de notre voyage, nous ne reviendrons pas en arrière, nous ne repartirons pas, nous en avons fait le serment.

Mon père et ma mère sont morts il y a trois mois à notre première escale. Je suis seule, sans aucune famille, j'ai dix sept ans, je suis une jeune fille, je n'ai pas de fiancé. Mais je suis riche de promesses : j'aurai la terre de mes parents comme les autres, ni plus ni moins que si j'étais un garçon. La Terre Nouvelle. Les autres sont bons pour moi, ils me protègent, me respectent, ils me marieront avec un de leur choix, je devrai accepter. Je ne pourrai pas choisir, mais en Angleterre, ou en Hollande, aurais-je choisi davantage ? Non. C'est ainsi pour nous toutes : nous ne pouvons qu'attendre et espérer.
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26 décembre

Je viens de relire ce que j'ai écrit hier et je suis inquiète : si le Helder lisait cela, que penserait-il de moi ? Hans Carolus m'a rapporté un coquillage.
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1er janvier 1621

J'ai donné mon fichu bleu à Amélia, en cadeau de nouvelle année. Elle m'a donné un carré de toile sur lequel elle a brodé mon nom, Jane. Les hommes sont partis depuis une semaine, j'ai l'impression que je suis enfermés dans ce bateau depuis des années.
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8 janvier 1621

Nous avons fait quelque chose de terrible, Amélia et moi : malgré l'interdiction de nos mères qui craignent pour nous l'air frais et le vent, nous avons mis nos fichus, nos capes, et nous sommes montées sur le pont. Il neige depuis une semaine. Il fait très froid. La mer est gelée autour du bateau. Les hommes ne pourraient pas revenir, même s'ils le voulaient.
Dans le ventre du bateau, nous suffoquons, nous toussons, Beaucoup sont malades. Catherine ne parle plus, elle regarde droit devant elle, les yeux fixes. Elle me fait peur : je ne sais pas ce qui m'effraie le plus, de ses yeux hallucinés maintenant, ou de son regard qui hier encore, tournoyait sans fin, pareil à celui du renard pris au piège, et qui cherche le moyen d'y échapper. C'est Martha qui s'occupe du bébé.
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15 janvier 1621

Grande surprise ce matin : Hans Carolus est revenu au bâteau avec les deux moussaillons, Colonel Bradfort les a fait revenir à cause de la tempête, qui fait rage, à terre. Hans et les deux garçons nous racontent la vie là-bas, sur la rive, comment ils ont abattu les arbres juste avant la tempête, et la grande maison de rondin qu'ils ont commencé de construire en haut de la colline. Nous ouvrons des yeux émerveillés et je m'endors en révant d'une longue rue qui monte vers le soleil, bordée de maisons, avec des chiens qui courent, des chêvres bêlantes dans les enclos, le bruit d'un rouet qui tourne en cadence, le cocodi des poules jacassantes, et je me réveille en pleurs. Ce sont larmes de joie.
Il peut bien neiger et geler, je sais que l'hiver finira, je sais que je l'aurais, ma maison sur le versant de la colline, face à la mer.
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20 avril 1621

Le colonel Bradfort m'a fait un grand honneur : j'ai été la première femme à poser le pied à terre, la première à joindre les mains et à remercier Dieu pour ses bienfaits.

Je dois raconter les deux derniers mois sur le bâteau, je dois écrire la peur, la souffrance les enfants morts, Catherine devenue folle, qui hurlait, qui se débattait. Mélanie a beaucoup maigri, elle a bien failli mourir, je couchais près d'elle, ma main sur son épaule, elle se réveillait dès que je m'écartais un peu et gémissait. Je l'ai guérie avec l'alphabet, je lui montrais les mots dans la Bible, elle répétait après moi docilement sans rien comprendre. Et un jour, elle a mis d'elle même les lettres ensemble, elle a entendu le son des mots, leur dessin sur le papier. Le capitaine m'a donné une planche qu'il a peinte en noir, et un morceau de roche friable, blanche, qu'il a ramenée de terre. Sur la planche, j'écrivais les lettres, Mélanie les lisait, les enfants faisaient cercle. Ils répétaient après nous, croyant à un jeu. Leurs mères souriaient. Nous avions la paix, le contentement. Mélanie s'est guérie avec le soleil, quand les premières mouettes sont venues tournoyer autour des voiles ; quand nous avons su que nous avions gagné et que nous avions été plus fortes que le froid

Par faveur spéciale, parce que je suis la plus jeune orpheline, Colonel Bradfort m'a fait monter dans sa chaloupe. J'ai demandé si Mélanie pouvait venir avec moi, mais il a refusé : Mélanie doit rester avec ses parents, il faut rester dans l'ordre des choses. Il a eu un petit sourire triste. Depuis la mort de sa femme, ses sourires sont toujours tristes. Il s'appuyait sur sa canne, le seul objet de luxe dont il ne s'est jamais séparé depuis Leyden, une canne d'ébène à pommeau d'argent, cadeau de ceux qui sont restés en Europe, et qui viendront nous rejoindre plus tard, quand nous aurons construit le premier village

Avant d'accoster, nous nous sommes tous mis debout dans la barque, c'était un jour sans vent, nous arrivions à marée haute, les vagues venaient mourir doucement sur une plage de galets. Nous avons prié. Il fallait d'abord remercier avant de prendre possession des terres. Hans me regardait, je sentais son regard sur ma nuque, derrière ma coiffe. S'il ne tenait qu'à moi, c'est lui que je choisirais pour mari, puisqu'on m'a dit hier que je serais mariée avant l'hiver prochain : les hommes construiront ma maison, mais je ne serai pas autorisée à y vivre célibataire. Je commence de comprendre le sens de cette liberté dont ils parlent tous.

Nous sommes rentrés dans le village. Il est protégé par de grandes et hautes palissades de bois sur tous les cotés. Il n'y a encore qu'une rue, elle monte tout droit vers un bâtiment carré qui nous abritera tous s'il y a un gros danger. De chaque coté de la rue, il y a déjà les emplacements des futures maisons. Les terrains ont été tirés au sort, les hommes font de tout un jeu.

Nous regardions en silence. C'était beau comme un rêve. Quelques femmes sont tombées à genoux, la plupart pleuraient. Le Colonel Bradfort s'est touné vers nous, il a montré la rue qui monte vers la colline, les rochers gris, la mer, la plage, les bois lointains et il a dit : " Mes amis, tout ceci est à vous, Vous êtes êtes ici chez vous, je vous donne P ... "





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Dernière modification le 12-03-2009 à 20:38:07

Derni?re modification le 13-03-2009 ? 01:34:46
CC

Lise, c'est vraiment impressionnant. En plus ça m'a donné un bonne leçon d'histoire là [lien] et j'ai donc découvert le lieu qui commence par P !

Il y avait vraiment des hollandais sur le Mayflower?

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On croirait entendre un témoin de cette époque! C'est vivant et si bien écrit, vous devriez être scénariste!

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Ils n'étaient pas hollandais mais ils se sont réfugiés à Leyden apres la mise en accusation de leur groupe religieux par le roi d'Angleterre ( je ne sais plus lequel, honte sur moi :col: C'est là qu'ils ont décidé de partir vers le Nouveau Monde, pour devenir libres d'exercer la religion de leur choix.
C'est la base même de la philosophie américaine.
CC

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Merci Kaléidoscope, j'adore le cinéma, la photo, la peinture, et j'écris souvent en regardant en moi le film de l'action. de là à être scénariste, houla, il y a loin :ptdr:

J'habite au coeur de l'histoire américaine, à trois heures de P..., son commencement, et c'est fascinant.

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Alors, demain ( because moi dodo now, 21 heures) on cherche les objets "P" dans les textes ? all right, people !
CC

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Pour Flo découvreuse,
L'arbuste,en réalité, n'existe que dans le rêve bleu d'Aristide. Revenu avec une feuille, il a retrouvé dans un très vieux livre de botanique un arbre très semblable, appelé Porte-rêves, ses fruits charnus renferment des substances oniriques, favorisant un sommeil paisible. Aristide a gardé la feuille précieusement dans la boîte. Si tu veux la voir, je peux te mettre en relation avec lui, mais il est absent quelques temps, le boutiquier lui a vendu un appareil décelant les ondées de tristesse s'abattant brusquement sur certaines personnes, et il ne reviendra pas de sitôt! A moins qu'au printemps...


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