Emmanuelle Urien… Du danger de se poser des questions…

Emmanuelle Urien? Du danger de se poser des questions?

Point de vue de lectrice sur le premier roman d?Emmanuelle Urien, tu devrais voir quelqu?un aux éditions Gallimard.

Georges Braque : « Je fuis mon semblable,
dans tout semblable il y a un sosie. »


Un bon roman est celui dans lequel l?histoire même dévoilée dans sa trame garde tout son potentiel d?intérêt pour le lecteur, parce que sa vérité est plus profondément enfouie. Bien sûr, le style d?Emmanuelle Urien, y est pour beaucoup. Efficace, petites phrases épluchant le fruit du récit détails par détails, avec ce quelque chose de la distance qui relie à l?humour ou à son noir côté, même quand rien n?est vraiment drôle, sinon, l?absurde aigu de la situation. Et en envoi de chaque chapitre, la signature de la nouvelliste : la petite phrase qui ponctue d?une chute provisoire, bien tapée, bien tempérée.

Sarah, secrétaire médicale, la trentaine séduisante, vit seule avec une passion de Sisyphe : écrire et un jour « réussir »? traduisez « exister ». Bien sûr, elle existe pour sa meilleure amie, Fatiha, et de plus en plus pour son amant Julien qui est prêt à abandonner sa femme, ses trois enfants pour elle? Mais, timide, effacée, elle n?ose pas. Elle existe, utile et même couvée par les trois médecins qui l?emploient. Quant à ses parents, lointaines voix dont son père est la plus distante, ils l?ont mise au monde mais existent-t-ils encore, elle pour eux et eux pour elle ?

Un jour, comme dans toute bonne histoire, un grain de sable (de folie ?) grippe la mécanique. Janvier surgit. Il est même servi en préambule du livre, puis disparaît alimentant l?implicite des premiers chapitres. Ce récit, qu?on croyait psychologique, se tend déjà d?un suspens inhabituel : le lecteur sait que Sarah est aussi « autre ». Il ne soupçonne pas encore à quel point.

Lorsque Janvier réapparaît peu avant la cinquantième page, tous les ingrédients sont en présence pour que l?histoire se colore d?autres enjeux?. Et Emmanuelle Urien sait y faire pour nous balader dans toutes les hypothèses que l?incongruité de la présence de Janvier amène, inévitablement. A chaque chapitre, une nouvelle piste nous est servie, et les personnages secondaires, l?amie fidèle, la parfaite Fatiha et son mari à la fermeté séduisante, Julien, s?éclipsent davantage pour nous laisser seuls avec le face-à-face de Sarah et de « son » Janvier. Un peu comme Robinson et son Vendredi lièrent des rapports étrangers, puis étranges et parfois gémellaires au-delà de leur opposition apparente.

Janvier, l?homme au complet veston et au chapeau sombre (magrittien à peu de lignes prêt), à la face impassible. Homme à tout faire, à défaut de s?en défaire. Vision ou spectre. Scotome négatif ou positif ? Qu?importe? les deux sans doute. Tatoué au bas de son dos « Je n?existe pas », tatoué sur tous les tissus nerveux de Sarah, « Je n?arrive pas à exister ». Surgissant importun, usé jusqu?à la trame de son origine, Janvier devient le souffre douleur, l?esclave même de sa maîtresse. Où est-ce le contraire ? Sarah esclave de la présence de Janvier le laisse devenir maître de tout son temps, de tout son espace, de toutes ses lubies, aux confins de la claustrophobie.

Mais le récit est longtemps léger. On ne plaint pas Sarah, elle nous dérange, nous aussi, dans son côté pas finie, dans cet inachevé qui nous renvoie à tous nos regrets voire à nos tentatives désespérées d?apparaître enfin aux yeux de tous tels que nous ne sommes que pour nous-mêmes, si minusculement. On en vient à se dire qu?elle n?a pas mérité ce Janvier qui la change en profondeur, qui lui fait descendre les échelons de son propre enfer. Qui lui offre l?issue d?une piste à suivre pour échapper à ce monde tacite où elle se terre depuis toujours.

Puis le récit touche au drame, à la déchéance, au noir et enfin à l?émotion? lorsqu?on n'arrive même plus à distinguer ce qui « mine » Sarah, la main rongée accrochée à ses crayons de plomb : folie, émergence fantastique de la créature, Syndrome Madame Frankenstein, confrontation avec sa « part des ténèbres » ? Peut-être? peut-être pas?

Car en parfaite maîtresse d??uvre, Emmanuelle Urien trace ici un récit dans la pure veine fantastique. Celle où le doute persiste, où tout peut être relu autrement, où toutes les voies restent à ouvrir, à tracer, où l?imaginaire du lecteur se doit d?entrer dans la danse, troisième point de vue sur ce presque huis clos.

Je vous dis tout cela, mais, en fait, je ne vous dis rien. Révèle-t-on une trame quand on liste les questions que l?histoire nous pose ? Ce n?est que brocard. L?essentiel c?est l?étoffe. Allez fourrer vos mains dans ce récit si bien filé, c?est de la bonne ouvrage.



Florence Noël
Mahatma Bandit

Ah, tiens tiens. C'était évident qu'elle allait sortir un jour en roman, c'est bien que ce soit fait.
Déjà, au temps où j'étais dans l'équipe de Francopolis, j'étais épaté par ses nouvelle à l'étonnante capacité d'invention couplée à une maîtrise d'ouvrage très sûre.
Et ta chronique sert très bien ce premier roman, par endroits elle est presque un texte, ce qui suggère que non seulement, tu as lu le roman, mais que lui aussi t'a lue.

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Merci bandit des étoiles.

Ceci dit, je ne suis pas sûre que j'ai envie d'être lue par ce roman. C'est trop dangereux. Si tu le lis, et particulièrement la fin, tu comprendras pourquoi

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J'ai fait l'annonce du livre d'E. Urien sur Au Jour d'Hui en prenant une partie de ta revue sur ton autre site, et j'ai mis le lien, afin que mes lecteurs viennent lire ton article en entier. D'une pierre trois ou quatre coups, hé hé !

C'est chouette, le Net, finalement : nous créons des chaînes, nous échappons à la bête et méchante pub-assommoir, et tout le monde en sortira gagnant.


Derni?re modification le 09-03-2009 ? 15:43:52
CC

Ah super, merci Lise. Oui, en effet, es réseau volontaires ont aussi du bon
Peux-tu nous rappeler à tous l'adresse de ton site???
isa

Oui, tiens, bonne idée, je le mettrai en lien comme ça chez moi aussi.
Emmanuelle Urien, oh oui, s*, me souviens bien de cette fournée mémorable. J'avais adoré sa nouvelle, en tout cas.
Merci pour l'article, Flo. Dis-moi, dites-moi, je suis traversée d'un doute, les fins assez sombres, ou même atroces, très très noires, en tout cas, ce n'est pas une mode? Car depuis cette fournée, justement, je m'étais aperçue que presque toutes les nouvelles d'auteurs célèbres ou moins célèbres avaient des chutes tout à fait dignes de M. King dans ses humeurs les plus noires.
Vous en pensez quoi?

J'en pense que moi, si je suis un jour célèbre je ferai exception :ange:

*

Non, je suis d'accord. Pour Emmanuelle Urien, je dois dire que je m'y suis habituée car c'est sa veine imaginaire, peut-être sa limite actuelle. Celle de ne pas oser plus de lyrisme ou de résolution, car ça demande aussi une capacité à se laisser voir comme tendre. Puis la critique des élites pleut plus facilement sur le romantisme, le lyrisme ou les bons sentiments que sur une fin géniale mais sombre....

Oui, c'est signe de l'époque et en ce sens, c'est vrai que ça reste une pointe de regret que les auteurs n'osent plus s'exposer davantage.

En fait, je pense que c'est "signe des temps" dans le sens qu'il n'est plus bien vu du tout de construire un récit sur le principe de la "rédemption". Etre dans le coup, au fait de ce monde dit "terrible " c'est être raisonnable au point de ne pas faire trop d'enfants (quand on voit le monde, est-ce responsable de faire des enfants me disait ce we un prof d'unif pschothérapeuthe et philosophe qui était au demeurant extrêmement sympathique. Il parlait du fait que son fils avait trois enfants et qu'au troisième il pensé que ce n'était pas "raisonnable", bon après il était content)

La société se protège des bons sentiments ou tout simplement se protège du fait que croire que l'amour peut réellement sauver les gens, être source de vie, de bien-être, de guérison, d'espérance ou tout simplement d'une joie telle qu'elle dépasse les temps mortifères.

Le bonheur est de fait de plus en plus matérialisé. On l'acolle à des biens, des statuts, des paliers de réussites, ou à la chance etc... Car évoquer des valeurs, des épreuves nécessaires, c'est de mauvais goût, c'est "utopique", c'est "idéaliste", ça peut même être trompeur, voire mièvre et désuet... Bref, c'est tout sauf bien concret, porteur d'emploi et de réussite sociale.

Oui, il y a des dérives lentes vers la mort. Mais moi, ça ne m'empêche pas d'être de plus en plus joyeuse, de plus en plus heureuse au sens fondamental, de plus en plus espérante aussi. C'est ce que je réponds au risque de me faire passer pour une doux-dingue ou une personne qui n'a pas les pieds sur terre.

( mais vous savez, vous, n'est-ce pas que j'ai les pieds sur terre... Avec trois enfants, un boulot comment pourrait-il en être autrement?)


Le site de Lise :

[lien]Allez voir, c'est très bien fait.

*

Dans une dizaine de jour, cet article sur Emmanuelle Urien devrait être en ligne sur "Mot Compte double" le site littéraire de François Guérin. A lire si vous aimez les nouvelles. Il y a aussi régulièrement des appels à textes sur des thèmes larges!

[lien]
isa

remerci, Flo, pour les liens. Oui, non, tu ne passes pas du tout pour une doux-dingue, ici en tout cas.
Disons que la question que je me pose est surtout une question d'authenticité.
Par exemple : contrairement à ce que tu sembles penser, il y a AUSSI une mode de la rédemption, de la générosité, du partage, etc. Mais qui sonne faux comme une crécelle qui essaierait de jouer les concertos brandebourgeois. Et les gens soi-disant généreux bla bla se retrouvent être les plus coincées, jalouses, violentes et agressives personnes qui soient possibles. Et c'est cela qui me pose problème dans les nouvelles dont je parle, j'ai l'impression que le côté sinistre est une convention de théâtre.

Sinistre ou en rédemption, ce qui me gêne souvent, c'est quand j'ai l'impression que ce n'est pas vrai.
Mahatma Bandit

Je pense qu'en fait, vous dites la même chose de manière différente et ce que vous rejetez viscéralement est tout simplement l'artifice et tous les "spin doctors", les manipulateurs. La prolifération et même le grouillement de toutes ces formes de manipulation, de division et d'asservissement atteint actuellement une densité jamais vue, même si leur principe est fort ancien : nous désaccorder.
Vive les mélomanes de la vie
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