Sésames des soleils, 10- Des citrons d'or pour inverser les mouches

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À la moitié du chemin
il cueillit des citrons tout ronds
et il les lança dans l'eau
jusqu'à la transformer en or

(Federico Garcia Lorca, La mort d'Antoñito El Camborio, 1928)

Bardo State, Mariposa :



Sésames des soleils

10 Des citrons d'or pour inverser les mouches

sombre extase comme tu les aimes
Antoñito
lourde et poisseuse dans la nuit bordée de mouches
que tu disperses à grands gestes de chef d'orchestre

leur trompe pompe tout l'or du Guadalquivir
toi
tu le remplaces au fur et à mesure
debout sur la barque qui te mène au-delà de nous
toi
tu jettes négligemment tes moitiés de citrons dans le fleuve
ton visage est grave
ton geste léger

et ton pas à jamais hors de mon pas
et mon pas à jamais hors de ton pas
tu ne toucheras plus jamais le sol
Antoñito

on ne charge plus les corps dans les camions
vivants ou morts il y en a trop
ils gisent debout au coin des ruelles
tassés dans les angles des murs par des mains expertes
comme les martyrs des premiers siècles
purement et simplement démantelés
tués mais pas morts

Antoñito
ce matin j'ai entendu les tueurs oser invoquer le Christ-Roi
mais Jésus et Marie jouaient dans la cour des lions de l'Alhambra
à se lancer des drapeaux rouges en signe de désapprobation
puis ils t'ont lancé les citrons
que tu rattrapes au fur et à mesure
car pour que le fleuve se change en or
il faut qu'ils passent par ta main

Antoñito
c'est bien joli de jongler en bonne compagnie
mais ta barque dévie un peu
après tout
vaya con dios
laisse-la faire
dans cette brume d'or glacé tu ne distingues même plus les rives
et si la barque venait à heurter la terre
qu'est-ce que tu risques
à présent que Federico est monté à bord ?

Antoñito
lumière tout droit tombée du soleil
vague des eaux de l'esprit
folle furieuse tu te cambres et ta voix monte si haut dans les aigus
qu'elle est à elle seule un motif d'arrestation

peu t'importe
un de tes poings prie en angle exagéré sur tes hanches
pendant que l'autre
ton poing paysan
presse un citron pour rendre ses ailes au fleuve
c'est un beau geste
Antoñito
mais je t'en prie monte au ciel
le Guadalquivir n'a plus besoin d'or
il est déjà lave et chair transfigurée
sang clair et purgé
enfin libre de dessiner des arbres toutes branches déployées
hors du moule étroit des corps

Antoñito El Camborio m'entends-tu ?
monte au ciel
monte au ciel ou je te tue

Falla lui-même a cherché après Federico
il a cherché partout
mais il était trop tard
un jeune phalangiste a accompagné le vieillard ascétique
jusqu'au siège du gouvernement militaire
il l'a fait asseoir avec précautions sur un banc dans le vestibule
grouillant d'hommes et de femmes désespérés
Falla tenait dans sa main un billet signé de la main même de Cervantès
exigeant sa libération
avec ces simples mots de bon sens

s'il y a deux Espagnes
alors il n'y a pas d'Espagne

mais le jeune phalangiste a redescendu les escaliers le plus lentement possible
il pleurait et a simplement dit
il est trop tard Don Manuel

Antoñito
gitan du ciel
presse le pas
Federico a déjà pris place dans la barque
que tu conduis par la seule force de tes sanglots

qui a mangé ton visage
Antoñito ?
pas l'or que tu presses entre tes mains
et jettes dans le fleuve comme si tu y jetais ton cœur
ni le chœur antique des mouches
qui tente de boire toute la lumière du monde
mais l'incessant
épuisant
va-et-vient
entre l'or qui monte et celui qui descend


Dernière modification le jeudi 12 Juillet 2018 à 15:18:04
Remercie pour la lumière du jour
pour ta vie et ta force
-Tecumseh, chef Shawnee


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Avatar : Déesse Epona, bois de chêne, alliage cuivreux, tôle d'argent et pâte de verre, Ier-IIème siècle, Saint Valérien, Bourgogne (actuelle Yonne)
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