Au ras du sol

Même si mes mots sortent en bande comme une nuée d?insectes, je suis agoraphobe. Ma foule, ce sont les arbres, les cailloux, les tombes, les grands voiliers d?outardes. Quand je traverse la forêt, je préfère la présence de mon loup à celle d?un dieu. Il ne s?embarrasse pas de la théologie. Ce sont les religions qui m?empêcheront toujours de croire en Dieu. J?essaie de voir ce qu?il sent. J?écoute ce qu?il voit. Une prière émane de chaque chant d?oiseau. Une lumière s?échappe des racines et se développe en feuilles, en fleurs, en fruits. Les épervières ont l?air de Gitanes dansant à l?ombre des érables avec leurs castagnettes en pétales. Les marguerites parquées en caravane invitent les abeilles à boire du pollen, les cigales à chanter. J?entends des voix entre les troncs, l?invisible douceur de la sève, la blancheur de l?aubier, la lumière remplissant à ras bord la chemise des arbres. Le c?ur vermoulu d?un vieux tronc se répand en lichen. Sur la peau des fougères, l?apparition de la rosée prélude à sa disparition. L?aube se lève tôt pour accueillir la vie.

La contemplation entretient la musculature de l?âme, la force du regard. Elle affine l?écoute. Elle protège en douceur du mortifère des négoces et de la tyrannie du paraître. À chaque pas, mon âme se déplisse comme une fleur, humant l?humus et l?horizon. Je lisse du bec de mon Bic une becquée de mots sur un nid de papier. Le mot fraise éclate en bouche comme une pastille de saveurs. Ma langue se souvient des pique-niques d?enfance, des pêches miraculeuses dans les trous des rivières, du goût des gommes baloune, celui des pommes volées dans l?arbre du curé. Le vent qui roule des épaules renverse l?horizon. Assis dans cette loge de verdure, le cul sur une pierre, quand j?ouvre mon cahier, une voix griffée d?orties laisse tomber du sang sur la page encore vierge. Le goût de l?absolu est une piqure à l?âme. Toute forme de beauté nous prépare à la mort. J?écris au ras du sol avec les semences, la sève, l?eau de source, tout ce qui veut monter. Le corps du paysage donne son c?ur à manger.

Le sourcil des collines prolonge de son ombre une barbe de foin. L?oreille capte les sons de son laser bionique, la couleur des notes, la nuance des cris, la rumeur des insectes, les faibles bruits de l?eau, les grillons survoltés. Le rêve est comme un feu réveillant la matière, un court-circuit libérant l?énergie sur les chemins de l?air. Les images s?enflamment et se rallument l?une à l?autre. La pointe noircie de l?encre trace un chemin de foudre. Les mots se connectent entre eux de façon plus prestigieuse que l?ordinateur. Le passage d?un lièvre embrouille mon écran intérieur. Je l?accompagne d?une phrase dans sa course éperdue. Il suffit de si peu pour échapper le fil des pensées, le cri d?une chouette, le salut d?un brin d?herbe, le regard enfantin d?un tamia. Je glisse à nouveau dans les feutrages du sous-bois, cherchant le nom des fleurs entre les pages d?une grammaire végétale. Un jaune couleur de guêpe m?attire du côté des fougères. Je respire à plein nez la gamme acide de l?air. Un peu plus haut, le paysage découvre ses arêtes rocheuses, le squelette de pierre d?un géant, une nuque tondue sur les épaules des montagnes. Je viens chercher la vie où les barrières s?arrêtent, où cesse le chemin, où tous les pas se mêlent aux craquements du sol. J?ai besoin de ces heures en dehors du temps, là où le présent et l?imparfait se mêlent. Chaque marche en forêt m?est un voyage initiatique, à mi-chemin entre le clair et le sombre, la musique et les mots, les fougères et la pierre.

L?orage arrive comme un éclair. Les lèvres des nuages crachent une eau noire et froide. Les essuie-glaces des bouleaux éclaboussent le vent. Je dois me réfugier sous l?ombelle des pins. Mes mots tout détrempés s?ordonnent à merveille au clapotis des branches. Je suis n?importe où, c'est-à-dire nulle part, au c?ur du brouillard, dans un pays perdu, près d?un manoir hanté. Des fées tournoient au bras de l?eau rieuse. Les gouttes de pluie virevoltent comme les pieds des enfants qui bougent quand ils pensent. Ce qui dormait sous la poussière s?éveille en flaques humides et laisse transparaître une calligraphie nouvelle. Le soleil est revenu aussi vite que l?orage. Les pluies d?ici ne durent guère. Elles quittent le bal avant la fin en laissant à sécher les vêtements de l?eau. Tout est lavé. Tout est propre. Ne reste de-ci de-là qu?une bouillie de brume dans l?écuelle des ornières. La peau des pierres est nue comme la main.
Je longe le ruisseau Larose jusqu?en bas, là où il tombe dans le grand trou du lac. Dans les grands pins géants, les corneilles font leur bruit de poulie. J?ajoute quelques mots qu?ils ne connaissent pas. La grammaire forestière n?est pas de la même encre. Je fais sécher au vent mon vieux cahier de cuir, avec ses bricolages de bouts de fil, ses simagrées de mots, ses esquisses d?enfant et son menu fretin. Près de la vieille cabane à sucre, je salue toujours un érable bizarre dont les bouleaux se moquent. Il a l?air d?une fée, une bêche à l?épaule, d?un arbre avec un nez de clown, d?un enfant grandi trop vite. Imitant le chevreuil, j?ai mes repères dans les criques. Mille sentiers m?appellent. On naît inachevé. On n?est jamais fini. La route principale est un pointillé où l?on avance pas à pas, entre la permanence et l?éphémère, mot à mot, un pas de danse, un geste lourd, une envie de voler ou de coller au sol. Chaque pas suscite une image. Autant d?images, autant de vies, autant de rêves. De toutes ces images, il est difficile d?en tracer la carte. La vie passée rejoint les minutes présentes. Les ?ufs, les graines, les semences débutent le futur.

Est-ce le paysage qui nous forme ou nos humeurs qui le peignent ? C?est probablement la question que se posent les peintres. Je marche sans me presser. Je m?abandonne au vent, à la pluie, au soleil. Je prête ma parole à la blessure nue, ma tendresse aux épines, redonnant de la chair aux limbes des pensées, aux corps perdus de vue, aux visages oubliés. Le temps n?est pas synchrone. Les âmes se conjuguent à tous les temps du verbe, de l?homme à l?absolu. Tous les temps en viennent à se mêler, les hommes à se confondre. Je suis ce que je veux, un caillou, un nuage, un brin d?herbe, une tache d?encre plus libre que je suis. Arrivé à la route, je prends par le fossé, la calvette, toutes les flaques d?eau. En mal de voir l?invisible, je divague sans cesse. Au contact des oiseaux, j?ajoute un peu de ciel à ma géographie, une source à ma soif, un bol d?air à ma voix. Je traverse sans peur le vieux pont vermoulu. Les ailes du carnet m?empêchent de tomber. Ce sont des ailes d?encre aux ocelles de sens. On l?a bien vu à Haïti, dans un tremblement de terre, seule la fragilité tient bon. Les fleurs restent debout quand les palais s?écroulent.

Il n?y a pas d?espoir quand on attend quelque chose. L?espoir, c?est d?aller à la gare sans personne à attendre, juste au cas où. On ne sait jamais quand l?amour passe. Qu?un seconde s?écoule, toutes les vies sont antérieures. La mémoire n?est pas une science exacte. Ses défaillances me rassurent au lieu de m?apeurer. Il y a toujours une fiction au c?ur du réel. Je marche en écrivant. Mes yeux posés sur la montagne n?en sont que le pinceau. Le village est en vue, à peine un kilomètre mais tant de pages blanches avant d?y arriver. Que cherchait l?homme quand il a dessiné une carte du ciel ? Un peu plus de lumière, un peu moins de sottise que le travail, la gloire, le néant. Ce dont je suis privé me fait ce que je suis. Le seul fait de ne pas être mort ne suffira jamais. Face à un univers mental sclérosé, j?aurai passé ma vie à me chercher une âme. L?au-delà est ici, à la portée d?un mot, d?un baiser, d?une caresse. Je traverse la route, plus proche du lointain que des cailloux foulés. La naïveté me rend vivant, plus vivant qu?une machine intelligente. Chaque beauté donne un sens à la vue. Dans la main d?un homme, ses jeux d?enfant persistent à remuer les doigts.

"L?espoir, c?est d?aller à la gare sans personne à attendre, juste au cas où" C'est une belle idée. Un idée point de départ d'une histoire.

Jean-Marc, je suis toujours fascinée par ton écriture !!!

1 appréciations
Hors-ligne
C'est plein de belles idées ! :) Moi, l'écriture de Jean-Marc me fascine de plus en plus !


Patrick
Vous ne disposez pas des permissions nécessaires pour répondre à un sujet de la catégorie Poésie (Atelier).

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 81 autres membres