Le secret de la septième profondeur

1 appréciations
Hors-ligne
Non, Mère, ne pleure pas
reine immaculée des cieux
protège moi toujours
-Gravé dans la cellule n°3 par Helena Wanda Blazusiakówna, quartier général de la Gestapo, Zakopane, Pologne, fin 1944.

Texte repris par Henryk Gorecki, 3ème symphonie 2ème mouvement.





Le secret de la septième profondeur


je vais te dire un secret
mes ailes ne sont pas d'origine
vois l'angle insolite qu'elles forment avec mes épaules
à toi seul je peux le confier
c'est le diable qui m'a rendu meilleur
lui qui m'a fait voir la lumière
lui qui m'a poussé contre le mur de la grotte
nez écrasé côtes cassées sexe plié
jusqu'au plus fin de mes cheveux agenouillé
non par humilité
mais hautainement rampant
virgule servile qui singeait la vie
serpent qui attendait des jours meilleurs
d'avoir un jour des jambes
un œuf bien froid à couver
et échapper aux pieds de la Vierge
qui marchait déjà
loin au-dessus
dans le jardin où on nous fusillait

je n'ai même pas aimé ces pérégrinations inverses
cette grotte sans aucun charme
sans toile d'araignée élégamment tendue d'une roche à l'autre
non
je n'ai pas été séduit par le diable dont on m'avait tant vanté la beauté
il se contentait de donner ses ordres
assis
sans même l'énergie du désespoir
sans même la subtilité des faux amis
je n'ai jamais compris pourquoi j'aimais tant le servir

de là où je me débattais
le monde fou des humains que j'avais tant aimé juger
m'était devenu un paradis
un rêve inaccessible
trop haut perché pour moi

depuis la grotte
la raclure noire de mes semblables
dont les corps qui se croyaient vivants attachaient en copeaux au fond de la casserole
m'était un ciel
l'ordure une manne
et le mensonge un nectar
quant au vrai ciel il n'existait plus
le ciel ? combien de divisions ?
combien de couches de roches à mâcher puis avaler puis chier
combien de raclements de fesses pour éroder ce mur
avant de pouvoir même rêver de revoir à travers
le monde grouillant et laid de la surface ?
grouillant et laid
combien ces deux mots me paraissaient soudain merveilles
combien je voulais de nouveau grouiller et enlaidir

alors le ciel
le ciel tu penses bien que j'avais oublié jusqu'à son existence
lapant les concrétions pour parvenir à mordre une poche d'air
je vais te dire un secret
il n'y a pas eu d'oiseau nimbé de soleil
il n'y a pas eu d'étoiles dont l'air pur aurait révélé les couleurs
même pas de lune qui m'aurait fait rêver la nuit de m'unir à mon autre partie
la nuit ? quelle nuit ?
je ne savais même pas à quelle heure tombait le jour
nulle racine au-dessus de ma tête pour convoyer un peu de lumière jusqu'à moi

j'avais appris jadis
au temps où je lisais encore
qu'un jour la Vierge écraserait le serpent
et quand j'ai vu ce qu'il restait de moi
je me suis reconnu
alors j'ai louvoyé de strate en strate
j'ai négocié
chacun des autres condamnés me donnerait le droit de m'enfoncer un peu plus

mais j'entendais toujours ses pieds légers de fille marcher dans le jardin
rosée aux chevilles
merveille qui m'accablait *
les cloches de son pas persistaient à me chercher

la lumière s'est allumée
un docteur très poli est venu mesurer mon crâne
et l'écartement de mes yeux
je crois qu'il avait un doute
j'ai regardé plus bas encore pour échapper à la délicatesse de la danseuse
qui courbait son pied pour essayer de toucher ma tête
et la caresser
surtout ne pas tomber amoureux du pied de Grâce qui ferait de moi
une masse encore plus informe
et là
m'est venue une de ces illuminations des abysses
un de ces verdicts incontestables
oui
bizarrement
même si le jardin se trouvait au-dessus
-le peloton déjà armé y prenait position-
si je remontais vers la surface je m'éloignerais d'elle
car elle se reflétait dans un autre jardin
encore plus bas que ma cellule
encore plus bas que la grotte de la septième profondeur
la paume de ses pieds tournée vers le haut elle semblait marcher sur un plafond

à présent je voulais remonter vers le monde
je désirais faire de nouveau partie des esclaves heureux
lécher les portes des maisons marquées par les serviteurs des serviteurs de la Bête
nager dans la pâleur visqueuse des chefs amputés de leurs bras
-et s'ils les avaient gardés
auraient-ils bougé davantage pour autant ?-
oui
me délecter de mon ni nuit ni jour
ce monde sans vertèbre m'était si familier
à mi-chemin des deux jardins
loin de l'un et loin de l'autre
hors de portée des pieds de ballerine qui sautillaient entre les brins
et tapaient un rythme pour m'appeler

oui
tu l'avais déjà deviné à l'angle insolite de mes ailes
je viens seulement d'arriver et ne m'approche pas trop
peut-être que j'exhale encore un peu d'air de la grotte
peut-être que ma peau a encore ce goût d'en bas
peut-être que quelques rats sont parvenus à monter jusqu'ici
avec moi
alors je t'en prie ne m'aime pas

je vais te dire un secret
ce n'est pas elle qui m'a remonté en dansant
pas elle qui m'a extrait de ma prison comme on remonte un seau du fond d'un puits
pas elle mais l'être décevant qui m'interrogeait
assis et las il grossissait à vue d'œil
non ce n'est pas le premier soleil de mars qui m'a sauvé
pas la biche aux grands yeux qui se frotte par amour à l'écorce
pas la fleur de mai si belle qu'elle serait capable de faire reculer la mort de quelques pas
pas l'enfant d'octobre qui lance les feuilles mortes vers le ciel
pour voir si elles vont se rattacher à l'arbre
pas le chien qui nous attendrait pendant des siècles
pas la rose ni l'émeraude
ni même une de ces musiques qui soulèvent les couvercles les mieux scellés

c'est le diable qui m'a converti



* Ce vers : Saint Cyrille d'Alexandrie, 431.

cf :  <= <= Dixième mois de la dernière année <=*

Dernière modification le vendredi 15 Juillet 2016 à 11:34:06
Remercie pour la lumière du jour
pour ta vie et ta force
-Tecumseh, chef Shawnee


*
Avatar : Déesse Epona, bois de chêne, alliage cuivreux, tôle d'argent et pâte de verre, Ier-IIème siècle, Saint Valérien, Bourgogne (actuelle Yonne)
Vous ne disposez pas des permissions nécessaires pour répondre à un sujet de la catégorie Poésie (Atelier).

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 81 autres membres