- Tournez Manège, troisième fil. -
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Dernière contribution de Lise ( que je remets pour le continuité)
Depuis plusieurs jours, Fang Yin se fait du soucis pour Carinne. Elle ne le montre pas. Personne ne pourra déchiffrer le moindre signe d'inquiétude sur le visage lisse de la jeune femme. Seule, Hoa devine.
- Dis moi ce qu'il y a, maman ?
- Rien, je n'ai rien
Hoa ne dira pas à sa mère qu'elle ment, ce ne sont pas des mots permis. Mais elle le pense. Elle se contente de regarder Fang intensément, et sans sciller. A tel point que Fang détourne la tête
- ah ! tu vois ! alors, c'est quoi ? demande Hoa
Fang soupire, :
- Rien de grave, un nuage cache mon soleil : il me semble que Carinne est triste
- C'est pas "il te semble", coupe l'enfant . Elle est triste. Moi aussi j'ai bien vu que ...
Elle laisse sa phrase en suspens, soupire à son tour :
- Tu crois que c'est Farid ?
Fang s'émeut sous la question, se reproche d'en avoir trop dit, s'ébroue :
- Laisse, ce ne sont pas des histoires de petite fille.
- Maman !
Hoa est choquée : sa mère l'a habituée à tout partager avec elle, ne lui a jamais rien caché, la traitant toujours en égale, en soeur plus jeune, en amie ; ignorant sperbement leur différence d'âge, et de condition. Et jamais dans sa bouche, ces mots un tantinet péjoratifs " de petite fille"... En voilà bien d'une autre. Hoa se campe résolument devant sa mère :
- Ecoute, si tu te fais du soucis pour Carinne, on partage, y'a pas de raison. C'est pas normal que tu gardes tout pour toi, tu sais bien. Surtout quand c'est lourd. Alors, dis-moi ?
Puis, à voix plus basse, un peu hésitante :
- Et je ne suis pas une si petite fille, je suis même la plus grande de toute la classe..
Elle prends sa respiration et lache tout un collier de mots, ensemble, d'un bloc :
- Puis-moi-aussi-j'ai-du-soucis-pour-Aliénor...
Elles se regardent et restent muettes : il leur arrive souvent, ainsi de se comprendre sans parler. Hoa se reprends la premiére.
- Je vais en parler aux autres et à Théo, on ne peut pas laisser les choses ...
Elle continue, un peu confuse, un demi-sourire en coulisse vers sa mère :
- Je veux dire : on ne peut pas toujours laisser les choses se faire et se défaire en dehors de nous.
" Je vais en parler aux autres et à Théo ", répète-t-elle, regard au sol, la frange noire rabattue vers la porcelaine de son visage. Fang Yin sait parfaitement qu'il est inutile de dire quelque chose, Hoa est déterminée et n'en fera qu'à sa tête ; et fera bien. Fang admire craintivement l'enfant qu'elle a portée, mise au monde ; et élevée depuis dix ans dans le respect et la confiance. Elle s'admire elle-même, étonnée d'avoir réussi une oeuvre aussi parfaite, cette enfant longue et fine, en blanc et noir, les yeux fendus, la bouche délicate, les oreilles en jouets d'ivoire, le luxe des mains palpitantes de vie et de passion.
- Tu feras ce que tu dois, dit-elle enfin.
Hoa relève la tête et sourit sans répondre.
........
Une ombre est passée la nuit dernière, sous les grands arbres, dans le jardin de Dorothée. Elle a cru reconnaître Alix, sa soeur la plus jeune, celle qui est partie chercher gloire et fortune au Nouveau Monde et dont on n'a plus entendu parler depuis presque vingt ans. Celle à qui elle parle parfois, aux soirs sombres, quand tout le monde dort ou fait semblant, et qu'elle écrit des mots dans sa tête, silencieusement, au milieu de ses insomnies. Les mots s'effacent au matin, elle n'a jamais eu le temps, le courage, l'ardeur, de les transcrire en encre bleu sur papier. Papier ? ses cahiers de poésie, il y a longtemps qu'elle ne sait plus ce qu'ils sont devenus.
L'ombre s'est glissée dans le sous-bois, au fond du jardin, par la brêche dans le muret démoli. Depuis, Dorothée pense à Alix sans arrêt. Il n'y a plus qu'un moyen pour la retrouver : s'adresser à Aviva, cette folle qui se prend pour une médium. Déjà, lorsqu'elles étaient enfant, elle prenait des airs d'arriver d'ailleurs, d'en savoir plus que tout le monde. Les autres marchaient et avaient fini par développer une sorte de peur mélée d'admiration pour la petite fille aux yeux sombres qui leur prédisait les pires malheurs d'une voix volontairement caverneuse, sourcils froncés. Seule, Dorothée gardait les pieds sur terre et ne croyait rien à ces simagrées : elle le lui avait bien fait comprendre un soir, alors qu'elles revenaient ensemble vers leur quartier, au bout de la ville. Aviva l'avait alors regardée en souriant : " Tu ne me crois pas, je le sais et c'est très bien : toi, tu es même au dessus de moi : tu as plus de pouvoirs que moi. ... Tu sauras, plus tard "
Parfois Dorothée repense aux mots d'Aviva et sourit : quels pouvoirs ? et qu'en a-t-elle fait ? Elle regarde en arrière, elle peut voir une longue série de jours s'enchaînant les uns aux autres, uniformes et sans heurts, coupés de ci de là par une naissance, un accident, une fête, des gens qui vont et viennent, des départs - et par dessus tout ça, bien caché au fond de son coeur, un peu comme si elle en avait honte, l'amour. Tu parles d'un pouvoir !
Et quand donc arrivera ce "plus tard" porteur de connaissance ?
Dorothée secoue la tête, chasse les pensées importunes, égoïstes : il ne s'agit pas d'elle, mais de retrouver Alix. Il le faut, c'est devenu une certitude, soudain. Donc, téléphoner à Aviva.
Elle ouvre son portable rouge.
Derni?re modification le 15-05-2009 ? 10:59:18