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Un auteur poète que j'aime beaucoup, Werner Lambersy, a écrit il y a déjà quelques années un recueil aux éditions l'Armourier appelé "Petits rituels sacrilèges". magnifique titre qui va servir de piste pour ce jeu: écrire un texte (prose ou poésie) décrivant un rituel sacrilège, deuxième contrainte, inspirée elle aussi du recueil: le titre/thème du rituel doit être un mot se terminant en ail ou aille.
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Mahatma Bandit
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Je ne sais pas si c'est réellement un "rituel sacrilège", mais Aliénor vous dirait sûrement qu'il y a un peu de ça.
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-- Entrailles --
En une minute, Aliénor est devenue sa grand-mère, puis elle-même. Elle adore imiter les gens et elle sait aussi s'imiter elle-même.
Maintenant, celle qui remonte le talus détrempé et se remet à marcher n'a plus de nom.
Elle se chante une chanson de Renan Luce.
J'suis comme un chien mouillé
Qui peut s'prendre tous les coups
Les plus belles dérouillées
Et suivre son maître partout
Elle aimerait bien rencontrer un garçon comme Renan Luce. Un qui n'en fasse pas trop, qui la regarde et qui chante juste pour elle, d'une voix qui la remplisse mais à travers laquelle d'autres sons puissent passer, comme celui du vent qui parvient à faire bouger les feuilles lourdes d'humidité, où le "sfloushh" des pneus sur les routes. Elle adore ce son.
Elle se se chante la chanson du chien mouillé mais personne ne l'a jamais battue. Le point commun avec le chien de la chanson, c'est qu'elle suit une piste, dont même la pluie battante ne peut pas effacer l'odeur.
Sur son ventre, elle s'est amusée à tracer un portail ouvert au feutre. Un portail de campagne, qui ouvre sur une petite fermette. C'est comme ça qu'elle imagine une vie normale.
Merde, je vais être à essorer. Ce sera dérisoire et merveilleux, quand on va se voir. Ça ressemblera à la dernière scène de Quatre mariages et un enterrement, quand Andie Mc Dowell et Hugh Grant se font enfin leur déclaration complètement trempés.
Génial, je vais être trempée. Pour elle.
Depuis trois jours qu'elle est partie, à chaque fois qu'Aliénor fait quelque chose, elle dit tout haut "pour elle". Et elle a l'impression d'avoir accompli quelque chose de grand. Même quand elle se mouche, c'est pour elle.
Imiter la vieille Diane, c'était facile, il suffisait d'avoir le geste de Brice de Nice, "cassé cassé", elle le fait tout le temps. Pour menacer, pour demander une ristourne à un commerçant, pour dire qu'un plat est bon. Elle exprime tout par le tranchant de sa main. Dans sa pharmacie, elle fait pareil, pas avec les clients, quand même pas, mais avec ses employés. Même qu'Aliénor éclate de rire à chaque fois. Sa grand-mère ne sait pas pourquoi.Elle n'a pas vu le film. Sa mère, peut-être que si. Dans un cinéma avec vue sur l'océan, dans lequel on devine le mouvement des vagues derrière l'écran. Elle va lui en parler. Elles en riront ensemble comme elles ne l'ont jamais fait. Comme elles ne l'ont pas encore fait.
Elle a imité sa grand-mère pour la chasser. Maintenant, elle n'est plus personne, elle est sortie de de tous les corps, surtout du sien. Elle n'a pas quinze ans, comme il est marqué sur ses papiers, elle vient de naître, accroupie, en faisant pipi dans le sous-bois. Elle vient de se renouveler en s'évacuant.
La première nuit, c'était vraiument sordide. Elle a dormi au milieu de cageots pleins de légumes pourris, quelque part dans la Sarthe. Au début, l'odeur l'a maintenue éveillée. Ensuite, au contraire, elle l'a assommée. Elle a rêvé qu'elle était devenue un garçon, sûrement à cause de l'odeur de choux.
La deuxième nuit, elle a trouvé une pierre plate dans un bois, sous laquelle s'abriter, quelque part près de Saumur. Elle a prié. Pas pour être protégée elle. Pour protéger la rencontre. Elle s'est relevée avec la tête qui bourdonne et une crève d'anthologie. Dans Quatre mariages et un enterrement, on ne montre pas Hugh et Andie qui toussent, mouchent et prennent une inhalation en choeur le lendemain de la main. Ça casserait le romantisme.
Sous la pluie, Aliénor échafaude une théorie. Une voiture qui s'arrête franchement, je monte. Une voiture qui ralentit, avec le conducteur qui regarde la marchandise avant de se décider, je passe. Ce n'est pas le moment de se faire embarquer par un pervers. Pas aujourd'hui. C'est le dernier jour, la dernière ligne droite. Dans la fable de La Fontaine, ni le lièvre, ni la tortue ne tombent juste avant la ligne d'arrivée. Aucun des deux.
Tout à l'heure, elle a pu manger une pizza plus un bout de tarte au citron et boire un coca parce qu'un type lui a donné 20 euros pour qu'elle lui montre ses seins, au fond d'un parking de Cholet. Ce qui le faisait tripper, c'est qu'elle est rousse. Il lui a avoué que ça le rend dingue, il ne sait pas pourquoi. Elle l'a jaugé du regard. Pas mal, bien habillé, mais les yeux complètement naufragés. Elle espérait que c'était un peu à cause d'elle. Elle a eu peur qu'il lui demande de montrer le bas. Quand elles sont dans la salle de bains, avec Elodie et que son amie veut se moquer d'elle, elle montre du doigt le sexe roux d'Aliénor et elle dit que c'est le renard qui attend le petit prince.
Elle lui a répondu qu'elle ne voulait pas aller plus loin que les seins. Il a rétorqué "oh non non, surtout pas", comme si elle l'avait sincèrement choqué. Un comble.
Apparemment, c'était aussi un végétarien convaincu, parce que l'odeur de légumes qu'elle dégageait ne semblait pas le dégoûter. Le type n'était pas méchant, elle a même cru qu'il allait se briser en mille morceaux quand elle a soulevé son pull. Elle jurerait qu'il a poussé un gémissement de chien, presque inaudible, à moitié dans les ultrasons. Quand elle est partie, il n'a pas bougé d'un pouce, comme s'il allait rester des heures après son départ pour la dessiner. Elle lui a même dit "au revoir", puis carrément gentiment "ne vous en faites pas". Deux fois.
Aliénor porte son regard le plus loin possible, pour pouvoir repérer de loin une voiture de police. Elle surveille une fois de chaque côté, pas plus. Elle a une longueur d'avance. Elle, elle sait où est sa mère, et la vieille Diane ne le sait pas. Sa fille, elle s'en fout. En tout cas, si elle fait semblant, c'est bien imité. Elle dit toujours qu'elle l'a rayée de la carte et quand elle a fini de le dire, elle fait son geste de Brice de Nice avec le tranchant de la main.
Je regarde vers le vélux d'Elodie. J'adore quand il y a des chats qui marchent dessus, mais je crois que ça n'arrivera pas cette nuit. Pas fous les chats, quand il pleut, ils s'abritent.
- Merde, elle a fait quoi maman, au fond ? Elle a voulu prendre le large, c'est tout. Tu m'étonnes, avec une folle pareille !
- T'as les mains qui tremblent.
Elodie, elle remarque tout, même quand il ne faut pas.
Il est deux heures du matin. Je lui ai piqué presque toute la couverture et elle ne me reproche rien, elle reste là, avec sa chair de poule, à m'écouter. Ça me donne envie de chialer, une amie pareille.
- Tu sais quoi ? Ma grand-mère, quand elle va mourir, elle va tout me donner à moi. Et rien à ma mère.
- Putain, j'espère qu'elle va te donner aussi tous les médicaments de sa pharmacie. Avec ça, t'es parée pour la vie.
- Tu m'étonnes. Et tu sais quoi ? Je la retrouverai, et je l'inviterai, et lui tendrai le paquet de billets, je la paierai pour qu'elle reste avec moi.
Quand Aliénor a été voir le détective privé, un mercredi après-midi, après avoir fait trois quarts d'heure de bus, elle est tombée sur un romantique. Légèrement vieux mais vraiment à peine, et très beau, avec une barbiche de d'Artagnan. Et surtout, attentif. Dans sa tête, elle l'a surnommé "'d'Artagnan Luce". Elle avait piqué carrément mille euros à sa grand-mère. La vieille Diane ne gardait pas ses billets dans un petit pot en faïence, mais sous le couvercle d'un lecteur de CD qu'elle n'allumait jamais. Trop facile. Aliénor les avait posés direct sur la table du détective, pour faire taire ses scrupules. Non seulement, il ne lui avait pas cherché des poux sur son âge et il avait fait semblant de la croire quand elle avait prétendu avoir dix-huit ans, mais il lui avait fait cinquante pour cent de remise. Il aimait son histoire. Il l'avait assurée qu'un jour, quand il écrirait ses mémoires, il parlerait d'elle. Il l'avait appelée "mademoiselle", tout le temps, même pas ironiquement. Elle pensait qu'un type comme ça, ça n'existait que dans les romans de mousquetaires.
Quinze jours après, d'Artagnan Luce lui donnait l'adresse complète et l'itinéraire le plus court pour y aller, en lui disant qu'il aurait aimé avoir une fille comme elle.
Elle sourit et, pendant l'instant où sa bouche s'ouvre, quelques dizaines de gouttes en profitent pour rentrer. Elle les boit avidement. Elle meurt de soif. Les deux premiers jours elle n'a rien bu et le Coca a été séché en trois gorgées.
Elle sourit encore plus largement, elle trouve ça trop drôle d'avoir soif par un temps pareil.
Elle l'aime bien, le détective mousquetaire. Elle s'invente une histoire où il est son père et où il la conduit lui-même vers sa mère dans une voiture décapotable. Il fait chaud, ça ressemble à la Cote d'Azur et sa mère est une chanteuse célèbre dans le monde entier pour son rôle dans "Croix Verte", une comédie musicale sur la pharm...
La tête d'Aliénor glisse d'un coup et ça la réveille. Elle est sur le banc qui fait face à la pharmacie de la galerie de l'Intermarché des Herbiers et le clignotement vert strident lui vrille la tête. Elle s'était jurée de ne pas s'assoupir en public, mais elle n'a pas pu résister. Elle ne sait même plus comment elle est arrivée dans la galerie. Elle se souvient juste d'avoir souri sous la pluie.
Maintenant, la vieille Diane a dû lancer tous les flics de France à ses trousses, pour la ranger. Aliénor ne pense pas "pour la retrouver" mais "pour la ranger". Avec les nappes, les cuillers et les assiettes.
Evidemment, ils vont interroger Elodie, mais sa meilleure amie ne sait rien. Personne de son entourage ne sait rien de sa décision.
"Non, Aliénor est très calme, pas du tout le genre à faire des vagues, vous voyez ? Le plus souvent, elle rentre tranquillement du lycée chez sa grand-mère. En seconde, on a plus de devoirs, moins de temps, ça commence à devenir sérieux, vous voyez ? Et puis, qu'est-ce que vous voulez faire par chez nous ? Il n'y rien, il ne se passe rien. Puis sa grand-mère, elle la tient, elle la serre, même. Elle dit toujours qu'elle ne veut pas qu'elle devienne comme sa mère. Sa grand-mère, c'est quelqu'un. C'est la pharmacienne du centre du village. Tout le monde la craint. Elle ne peut pas me voir, parce que je fais du théatre.Dans les petites soirées du coin, oui, bien sûr, quand elle y va, c'est à dire pas souvent, elle s'amuse et elle danse, mais justement, même dans sa façon de danser, on voit qu'elle n'est pas du genre à perdre pied, vous voyez ? Elle contrôle tout, Elo. Tellement qu'elle a dû en avoir marre. Non, elle ne m'a rien dit. Oui, je lui en veux un peu de ne m'avoir rien dit. Arrêtez de me regarder comme ça, c'est ma meilleure amie, j'y tiens. Sa mère ? Je l'ai presque connue, elle est partie quand Aliénor avait cinq ans et moi, j'ai connu Aliénor à six ans, ce qui fait que je la connais presque, vous vous rendez compte ? Oui, Aliénor, elle a un skyblog et un facebook. Moi aussi. Toutes nos copines aussi. Quelques millions d'autres aussi. Regardez si vous voulez, mais vous n'y trouverez rien, vous pensez bien que j'ai tout de suite regardé. Vous voulez boire quelque chose ? "
Je l'entends d'ici, Elo. Elle s'est mise le flic dans la poche dès la première phrase. Elle va chialer, mais pas trop, juste ce qu'il faut. genre une larme pudique, à peine mouillée. Il va lui passer un kleenex, il va détourner la tête. Il a une fille de notre âge. Il la voit à peine, à cause de ses enquêtes à la con qui se terminent à pas d'heure. Sa fille avait trois ans. Il a juste cligné des yeux. Elle en a quinze. Il en crève. Si Elodie lui demandait de grimper au cerisier de son jardin pour récupérer son chat, il grimperait direct. Même en sachant pertinemment qu'Elodie n'a pas de chat.
- Ecoutez, madame, il n'est pas question de vous mettre en cause. Nous devons simplement recueillir tous les renseignements renseignements susceptibles de nous aider à retrouver Aliénor.
- Vous la connaissez intimement ?
La vieille Diane toise le flic. Elle fait jouer ses doigts, plie, déplie, les contemple. Il y a cinq minutes encore, elle tapait un prix à la caisse de la pharmacie.
- Bien sûr que non, madame.
- Alors, dites "retrouver votre petite fille". C'est sa mère qui lui a donné ce prénom prétentieux. Elle disait toujours qu'elle voulait avoir une fille extraordinaire. Mais ma petite-fille est une tranquille, elle est comme sa grand-mère. Elle ne ressent pas le besoin de se distinguer, elle.
Ça doit filer droit à la pharmacie, mais cette fois, l'inspecteur ne se démonte pas.
- Vous croyez que votre petite-fille est allée rejoindre sa mère ?
La vieille prend dix ans de plus d'un coup. Ses doigts arrêtent de compter.
- Moi-même, je ne sais pas où est ma fille. Je ne sais même pas si elle vit en France. Je ne sais même pas si elle vit encore.
L'océan se rapproche, je jurerais que je le sens déjà. Non, en fait, c'est dans ma tête. J'essaie de me rechanter Renan Luce, mais ça ne me calme pas. J'ai dû rouler trop loin, plus vite que sa voix.
Je parie que le routier a bien voulu de moi parce qu'il transporte des légumes et que je sens encore les légumes d'avant-hier. Ça crée des liens.
- La vérité, ce n'est pas que je ne voulais pas le dire à Elodie, c'est que je ne pouvais pas. Elle n'aurait pas pu s'empêcher de m'appeler. Je n'aurais pas pu m'empêcher de décrocher. Elodie et moi on est reliées par un cable d'acier, vous comprenez ?
- Ouais.
- Et dès qu'on allume un portable, on peut être localisé. Alors, en quelque sorte, c'est notre amitié qui m'aurait grillée, vous comprenez ?
- Ouais.
Il m'a embarquée à la sortie de la Roche-sur-Yon. Il va jusqu'en Charente-Maritime. Moi aussi. Rien que son nez est presque aussi grand que ma main. "Ouais", c'est tout ce qu'il m'a dit depuis qu'il m'a prise à bord de son camion. Il m'a posé aucune question, on a juste filé ensemble à la vitesse d'environ quatre vingt-dix "ouais" à l'heure.
- Je vous saoûle ?
Merde, il a ralenti, il va s'arrêter. Dans un coin isolé,il peut faire ce qu'il veut. On me retrouvera dans les fougères. Peut-être seulement mes os. Peut-être même pas tous. Merde, j'aurais dû écrire "chien méchant" sur le portail de mon ventre.
Non, il a juste ralenti. Son visage fait un seizième de tour vers le mien et j'ai déjà l'impression qu'il me fixe comme un dément. Ou un sage. J'en sais rien.
- Tu sais ce que c'est ton problême, ma grande ?
- Nan.
- C'est que tu fais exactement comme elles.
- Je fais quoi ? Comme qui ?
Il hausse les épaules.
- Joue pas la conne. Tu fais comme ta mère et ta grand-mère. D'un côté, ça te fait du bien parce que tu te sens comme elles. D'un autre côté, tu ne peux pas te blairer, à cause de ça. Va falloir que tu fasse quelque chose, ma grande.
- Ouais, ouais, c'est bon.
Il fait chier celui-là. Mais je n'arrive pas à lui répondre, ça ne sort pas. Plus rien ne sort. Je fais le geste "cassé cassé". Je ne m'en rends compte que vers la vingtième fois.
Puis on roule encore cinquante kilomètres sans rien dire. Sur une plage de Vendée, on fait une pause et il me passe deux canettes de bière. C'est tout ce qu'il a à boire. Je les vide en trente secondes chrono. La tête me tourne. Dans la cabine, je répête au moins dix fois "pour elle", en secouant la tête comme une débile. Il ne se fout pas de ma gueule. Il me dépose très doucement à l'entrée de la Rochelle. J'ai l'impression que la camion et lui me prennent au creux d'une grande main chaude et qu'il me posent avec plein de précautions.
- Ta daronne, elle connaît pas sa chance de t'avoir.
J'ai envie de lui dire "ta gueule" comme je le dirai tendrement à quelqu'un de très aimé que je connais depuis toujours. Je n'ose pas. Mais j'ai envie d'embrasser le cul de son camion comme des fesses de bébé.
Le plus dur pour Aliénor, c'est de résister à la tentation de mettre la main à sa poche et d'allumer son portable. Maintenant, elle le sort tous les quarts d'heure tout en le laissant éteint. Elle commence à tenir des conversations imaginaires tout haut avec Elodie.
La pluie n'a pas cessé depuisson départ. Elle voit d'ici sa grand-mère mettre des casseroles aux endroits stratégiques, pour recueillir les gouttes. Elle fait toujours ça.
Sauf que le toit n'a aucune fuite et qu'elle ne fait que répêter les gestes que faisait sa propre mère. Ouais, sûrement que toutes les mères de la mère de la mère de sa mère ont posé des milliers de casseroles sous des fuites imaginaires. Depuis la préhistoire. Ouais, peut-être même depuis avant, depuis les poissons. Il faut être sacrément conne pour poser des casseroles jusque sous l'eau pour se protéger des gouttes.
Elle rit comme une folle, d'un rire sauvage, pas joli à entendre, pas joli, mais beau quand même. Elle marche à quatre pattes dans la forêt, elle est une petite renarde qui flaire la piste de sa maman et elle plantera ses crocs dans la jugulaire du premier connard qui se mettra sur son chemin.
Quelque chose se détend dans son ventre. Le portail est grand ouvert. Il faut qu'elle parle à Elodie. Tout de suite.
Une haute cage de verre la protège pour quelques minutes. Elle a vu des procès à la télé, comme ça, pendants lesquels on protège des témoins très importants derrière du verre.
Elle pue. Elle est trempée. Sa veste en jean lui semble aussi lourde et gonflée qu'un gilet de sauvetage. Ses cheveux épais commencent à coller et à se placer n'importe comment. Tout à l'heure, quelqu'un lui a tendu une pièce en la prenant pour une SDF et en secouant la tête tristement. Merde, quand on pense qu'il y a quatre ans on lui avait proposé de concourir pour le titre de Mini-Miss Mayenne, même que sa grand-mère l'avait bouclée à double tour le soir pendant quinze jours "pour qu'elle évite d'attraper des rêves impossibles". La semaine dernière encore, elle se faisait chambrer par toute sa classe à cause de son côté impeccable.
Il est vraiment temps qu'elle arrive à destination. Elle est bien contente de ne pas parler avec sa meilleure amie à la webcam.
- Elo, je n'ai qu'une seule pièce, ça va aller très vite, tout va bien. Tout va bien !
- Tu es où ? Je suis morte d'inquiétude !
- Je l'ai retrouvée. Je l'ai retrouvée, je te dis !
- Ta mère ?
- Oui, ma mère. Je sais où elle est, j'y suis.Je te raconterai. Je te raconterai tout. Dis rien à la police, à personne.
- T'as pas eu d'ennuis ?
- Non. Tu sais quoi, Elo ? Je me sens bien. Trop bien. Et de ton côté ?
- Les flics sont venus, mais ça c'est rien. Ta grand-mère, par contre, s'est pointée trois fois. Elle ne me lache plus. Quand je vais au lycée, elle me suit de loin dans sa voiture.
- Je m'en doute. C'est un pit-bull. Enfin, en plus distingué. Je suis en sécurité. Il ne m'arrivera rien. Ne dis rien. Tu promets ?
Elodie promet. Aliénor la croit. Quand elle pousse la porte de la cabine téléphonique, elle a l'impression que des paquets d'océan se ruent sur elle et lui enlèvent un peu de son odeur de légumes.
D'Artagnan Luce lui a tout expliqué. En partant du vieux port de la Rochelle, il faut aller jusqu'aux arcades. Elle tient la photo dans ses mains.
Aliénor est devant l'agence immobilière. Elle a peur de se faire jeter avec sa dégaine et son odeur de chou. Sa mère travaille là. Elle va l'attendre, le temps qu'il faudra. Même si on la prend pour une pute qui fait le tapin, elle ne laissera personne la décoller de là. Elle aplatit ses pieds le plus possible pour qu'ils adhérent au trottoir comme une moule à un rocher.
Elle essaie de regarder dans l'agence, mais la femme au bureau n'est pas sa mère et elle n'ose pas pencher plus la tête, elle se ferait remarquer à coup sûr. Même si ce n'est pas crédible du tout, elle fait semblant d'étudier les prix des annonces dans la vitrine.
- Je peux faire quelque chose pour vous ?
Elle a onze ans. Elle vient de se réveiller et regarde le vélux d'Elodie. Un chat roupille tranquillement sur la vitre au-dessus d'elles. Sa meilleure amie n'est pas encore réveillée, elle n'ont pas classe avant dix heures, ce matin. Aliénor va vers le bureau d'Elodie en marchant sur la pointe des pieds, saisit délicatement un crayon à papier dans le joli petit vase où ils sont tous disposés comme des fleurs.
Elodie continue de faire semblant de dormir et entrouvre à peine ses yeux. Il fait si silencieux qu'Aliénor pourrait entendre ses paupières.
Elle regarde Aliénor écrire son poème. En quelques minutes à peine, elle a fini.
Elodie essaiera longtemps de reconstituer le poème par les empreintes laissées sur le buvard. Elle n'y arrivera pas. Elle pourra juste lire "ma maman est..." parce qu'elle a appuyé un peu plus fort sur ces mots. Mais ce matin-là, au moment où Aliénor repose le crayon à papier dans le vase, Elodie regarde juste sa nuque et elle se dit qu'elle préfère contempler les cheveux roux de son amie adorée plutôt que tous les levers de soleil du monde.
Aliénor s'attendait à ce que sa mère sorte de l'agence, pas à ce qu'elle y rentre. Elle se trouve toute bête. Elle regarde le petit sac en papier que sa mère porte dans sa main. Un sac de pharmacie.
- Oh non, c'est pas vrai, c'est trop drôle, oh non ! Pas un sac de pharmacie !
Alors, pendant que l'adolescente commence le plus long fou-rire de sa vie, sa mère comprend d'un coup, laisse choir le sac à terre, manque de suivre le même chemin et, pour la première fois de sa vie, se retient à sa fille.
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Sincèrement c'est une des meilleures nouvelles que tu aies jamais écrite. Si pas la meilleure.
Tu as passé la nuit à l'écrire?
Je suis doublement impresionnée....
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Stéliade
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Deux heures dans la journée plus deux-trois heures le soir. Quand ça veut pas, ça veut pas, mais par contre, quand ça veut, ça veut
J'ai un peu pris ton contrepied, par rapport à ton très pur et concentré "si l'herbe", J'ai choisi l'expansion, à tel point que ça ressemble plus à un concentré de petit roman qu'à une nouvelle.
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Moi aussi, je suis impressionée. Quel rythme ! et tout ce récit nous entraîne par paragraphes très souplement, sans heurts, c'est lié, pas une fausse note.
Argh, je vois que je suis tombée dans le repaire des écrivain(e)s, des vraies, Florence ! Ici, dans ce texte de Mahamat, c'est à mon tour de dire que je vois le film. Avec la musique intérieure en plus.
Et tes personnages, je les aime tous. C'est très bon, Mahamat. A relire, bien sur, mais vous savez tous ce que c'est : quand on accroche fort à la première lecture, c'est le test concluant.
Et je conclus, cassé cassé et péremptoire : excellent.
Dernière modification le 17-03-2009 à 11:22:12
Derni?re modification le 17-03-2009 ? 16:28:18
CC
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ah mais l'expansion c'est bon aussi, LA PREUVE !
CC
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Oui, Steph* c'est vrai que cela fait plus penser à un petit roman, mais justement, c'est ce qui rend ta nouvelle riche et forte. Cette construction "expansée" , tu dois y revenir dans d'autres textes futurs, c'est vraiment excellent.
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Mais Lise, si tu as envie d'inviter l'une ou l'autre personne de ta connaissance qui se plairait à écrire avec et parmi nous, n'hésite pas
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Mahatma
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Bon, ben du coup, vous êtes tellement encourageantes que, comme j'en ai déjà plus de 20000 signes, je vais essayer de développer l'histoire et d'en faire quelque chose.
Plus tard, je dirai "l'aventure de ce roman a commencé à l'auberge de Ragueneau" :champ:
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Mahatma Bandit
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Ah oui, je voulais vous demander ; en tant que lectrices, l'alternance du récit à la troisième personne puis première personne puis etc, ne vous gêne pas ?
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ah non, pas du tout - d'ailleurs, j'aime beaucoup cette façon de procéder, je l'utilise aussi.
On se retrouve donc parfois à l'extérieur, parfois à l'intérieur de l'histoire, on a les deux visions, je trouve que c'est très bon. Bien entendu, il faut savoir écrire pour l'utiliser, mais de ce coté là, hein, tu sais bien que tu n'as aucun soucis à te faire !! :coupe:
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Oui, vas'y ( je te pousse, aux épaules, et tiens, vite un stylo !!) Fais en tout un roman, pas trop long, je sais pas, je le verrais bien en 180 ou 230 pages.. (mais de quoi je me mèle, hein ?)
Tu pourrais développer un peu plus le personnage de la grand mère, par exemple ( si étoffer, hein ??)
ah et j'adore la chute, n'y touche pas : j'ai adoré le fou-rire d'Aliénor. Ca t'embarque dans l'optimisme à 100 % pn en a besoin par les temps qui courent.
Derni?re modification le 17-03-2009 ? 16:32:57
CC
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Flo, c'est amusant que tu me proposes d'inviter quelqu'un à venir écrire ici : il y a encore un an, j'aurais pu le proposer à une bonne douzaine. Aujourd'hui, niet, terminé,je vogue en solitaire.
Je parle beaucoup de La Rotisserie des Poetes sur mon blog, qui est bien fréquenté ( bon taux de frequentation, j'entends) Mon lectorat vient déjà te lire, avec les liens. S'ils marchent, les liens, je suis nulle pour les liens ... :snif: Donc, s'il y a des plumes alertes, ils se feront connaître.
Derni?re modification le 17-03-2009 ? 16:38:56
CC
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Oui, bonne idée steph, si cela te dit, travaille necore en extension; on sent d'ailleurs que derrière ces personnages il y a une histoire plus vaste qui n'a pas tout dit encore, c'est une histoire germe.
Bon ça fait une bonne nouvelle, c'est sûr. 9a pourraît aussi faire une bonne novella comme dise les ricains. Pourquoi pas un roman, mais là tu dois travailler toutes les dimensions.
Pour l'alternance, c'est quelque chose que j'utilise dans mon roman en cours. Elena est décrite, elle est les siens à la troisième personne. Samson rédige son journal, tout est à la première personne.
J'ai aussi utilisé ce procédé dans la nouvelle pour l'objet en P. Ca crée deux mise en perspective différente, ça rend certains personnage plus intimes, et d'autres plus mystérieux.
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isa
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Bien. T'sais quoi? c'est vraiment pas facile de passer après...
(pffff)
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isa
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Bidh mi a'togail
Il m'attendait dans le trou noir des arbres. Avec sa force et sa douceur, longtemps avant le pont de pierre, sur les eaux, et dans le ciel la lampe rouge du couchant devenait longue. River Isla parlait toujours, comme son front de chair était tombé vers elle, avec des larmes, et qu'ils avaient ensemble si longtemps échangé de tendresse. Verbe frais de la tourbe. Dans la parole incompréhensible de l'eau.
Il m'attendait, et nous nous sommes reposés un instant l'un sur l'autre, comme si le souffle brûlant disait de la montagne chemins évanouis, qui ne reviendraient plus, vasques de glaise. J'ai soulevé très lourdement la pierre fauve, de bruyères entourée, pour la précipiter dans l'eau. J'ai regardé longtemps les précipices de ma terre défiler, sous la rivière.
Alors il s'est tourné vers la montagne pâle, et la lumière du couchant.
Le front levé. Museau pensif.
Puis nous avons marché dans la légèreté des brumes.
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Il y a cette densité sauvage d'un rituel mystérieur entre éléments (ciel du couchant, terre glaiseuse et rivère torrentueuse) et entre espèces : humain et animal...
Que veut dire le titre, c'est du gaelic, mais j'ignore la signification?
en tout cas, je n'imaginais pas un titre en ail en gaelic, ça c'est fort!
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On pourrait lire Isa pendant toute une nuit, sans dormir, emportés ailleurs, envoutés.
Tu serais magicienne ? Merci, Isa ... et paf, maintenant, c'est encore plus difficile de penser/écrire.
CC
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Moi je vous admire et je vous quitte! c'est trop pour moi.
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Mahatma Bandit
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Ah non, kaléidoscope,à mon sens une des qualités principales d'un bon texte, c'est de donner envie d'écrire. C'est aussi pour ça que je viens ici, sur l'auberge de Ragueneau. Bien sûr j'ai mes propres projets et mes propres intentions, mais leur envie se nourrit souvent de textes que je lis ailleurs, notamment ici.
En écrivant ici, j'espère - aussi- donner envie à d'autres d'écrire. Je n'aime pas concevoir ça comme un acte isolé.
Toi même, en postant ton texte Aristide,tu as nourri mon envie d'écrire. Pour moi, on ne se décourage pas les uns les autres, on se stimule les uns les autres.
Bon, peut-être que je fonctionne très bizarrement, alors. Mais, au moins, réfléchis quand même à tout ça, avant.
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Mahatma Bandit
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Moi, j'ai un reproche à faire au texte d'Isa-arpenteuse-des-origines : il est trop court. J'ai envie d'être dans cet univers beaucoup plus longtemps
*gronde de frustration*
Bon mais ça doit être ma phase phasique d'expansion qui me fait dire ça...
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Merci pour ces encouragements! Je suis certainement paresseuse et j'ai peur aussi de prélever aux autres le temps que je leur dois en écrivant. Je dois me dépoussiérer je crois!
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Kaléidoscope est un objet que j'aime, mais je m'appelle Christiane, et je préfère cela. Enfin, c'est l'inscription sur le site qui dévie les appellations.
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Retrouvailles
Elle dit les rivières, et les méandres. Les ombres et la douceur. Peut-être aussi cet or sans lumière.
Elle reste là, l?entrée lui étant refusée, elle voudrait dire, comprendre, aimer, mais elle reste sur le seuil, n?osant faire ce pas, la peur de blesser, de mal s?y prendre, on ne sait pas, vraiment
Elle écrit des petits billets qu?elle glisse subrepticement sous la porte des autres pensionnaires. Ils les lisent, au début, puis se lassent, et font comme si de rien n?était.
A table, elle prononce quelques mots brefs, au début on l?écoute, certains acquiescent ou opinent de la tête, à la longue, on n?entend même plus lorsqu?elle parle
Il s?en trouve pour dire qu?elle est un peu folle, pas comme les autres, en tout cas.
Dehors, certaines nuits de juin, sous le lampadaire, des hannetons volettent. Les tilleuls embaument et c?est au point que Rimbaud , dans le ciel des poètes, retrouve ses 17 ans.
Ah ! rares sont ces moments !
Chaque soir, elle range dans le tiroir de sa table de nuit un carnet à la couverture de cuir rouge, aux coins éculés.
Elle crochète des manteaux aériens, pour le jour où les anges viendront la chercher?Il ne faudrait surtout pas qu?ils prennent froid.
Elle allait s?endormir, cette nuit où un homme est entré dans sa chambre. Il est allé vers elle, a vu le manteau de lainage vaporeux, l?a déposé sur elle. Il a ouvert le tiroir de la table de nuit. A pris le carnet rouge et l?a feuilleté. Les pages étaient recouvertes de croquis, d?esquisses d?anges. Et de poèmes . Il a mis le carnet dans sa poche. Lorsqu?elle a ouvert les yeux, elle l?a vu assis, sur l?appui de fenêtre, un peu en porte à faux ( il n?avait qu?une seule jambe). Il lui dit « « te souviens tu du temps où mes sonnets te faisaient rire ? »
Elle sourit. La fenêtre ouverte invitait l?été à s?engouffrer.
Elle ne l?a pas vu partir. Mais elle sait que bientôt elle ira le rejoindre et qu?avec les rayons de soleil ils écriront ensemble dans les nuages.
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isa
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quel magnifique texte, Christiane, merci, tu vois, si tu étais partie, on ne l'aurait pas lu, et c'est exactement ce genre de poésie dépouillée et pourtant colorée et sensible que j'avais envie de lire aujourd'hui...
(tu sais que tu peux poster librement ici, avec n'importe quel autre nom que celui sous lequel tu t'es inscrite : tu fais déconnexion, et on te proposera un pseudo à remplir)
steph tu exagères, moi je le trouve trop long et non trop court, ce texte, car ce que j'avais à dire c'est exactement ceci :
il m'attendait dans glenisla
j'ai précipité le rocher dans la rivière
puis on est partis ensemble vers le haut dans la montagne
donc bon, j'ai un peu brodé autour, quoi
Et en plus, la seule manière d'avoir un minimum d'attention après ta superbe nouvelle très longue, mini-roman, c'était de faire un texte court.
flo, le titre, c'est le verbe soulever, ça veut dire "je soulève", oui c'est du gaélique, j'avais envie de sortir de ce que tu attendais, de te surprendre :ange:
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isa
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je relis le texte de Christiane, c'est idiot, mais j'ai l'impression que ce texte est connecté au mien, un peu, qu'il l'a "compris"...(et qu'il raconte exactement la même chose)
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Il est beau, ce texte et oui,connecté ; et c'est inévitable, il y a beaucoup de connections sur ce blog, entre vous - j'ose "nous" ? - je crois qu'il existe une dimmension de cherchailles, de trouvailles et de retrouvailles entre tous ceux qui savent vibrer.
Je crois que nous sommes en train de vivre quelque chose de vraiment spécial, ici.
CC
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Mailles
Elle a longtemps pensé, avec une pointe d'insouciant orgueil : " Nous deux, il ne nous arrivera rien de grave, nous sommes tricotés serré. C'est jusqu'à la fin des temps". Une espèce d'immortalité.
Elle aime cette expression du Québec, qui signifie que l'amitié est construite jour après jour, un point à l'endroit, un point à l'envers, avec cette patience têtue des femmes qui prennent leur temps pour faire les choses, sans se presser comme sans ralentir ; comme le montagnard qui poursuit sa montée à travers la draille dangereuse, du même pas lent et long ; comme le paysan lançait le grain, avant, dans les labours, d'un geste ample et noble ; sans hâte comme sans faiblesse. Un point à l'endroit, un point à l'envers. "Regardez les, ces deux, disait-on : ils sont tricotés serrées".
Ils l'étaient, ça n'avait échappé à personne. Ils avaient fini par le devenir, tricotés serrés, elle et lui. Sans jamais s'être rencontrés. Au fil des jours et des mots, dans leurs échanges, leurs messages. Dans les textes écrits ensemble, corrigés, lus, abandonnés, repris. Dans les phrases que l'un commençait, finies par l'autre. Dans les choix du verbe ou de l'adjectif ; dans la virgule placée ici, puis enlevée, puis remplacée par un point, à son tour effacé pour laisser place au point-virgule. Toute une série de longues aiguillées de mots qui n'en finissaient pas de devenir écharpes-poëmes, gilet-textes, layette-nouvelles. Tricotés serrés à tel point qu'il leur arrivait de se réveiller en sursaut, chacun si loin de l'autre, croyant avoir entendu l'appel, alors qu'ils ne connaissaient même pas le son de leurs voix.
Il faut le fil, la laine, l'aiguille et l'agilité des doigts. Il faut la patience et la souplesse, l'attention et le bon rythme, et que les points se suivent pour faire le bel ouvrage, celui qui présentera un tissus uni, un tricot fin et souple. La trame du texte se suit sans secousse, on peut lire en écoutant chanter les mots au creux de soi, on peut sentir l'envolée, et planer en toute liberté aux cimes, et redescendre et toucher terre sans heurts. C'est cette douceur, pense-t-elle, l'harmonie, l'accord, le duveteux de l'ampleur musicale, le son qui continue de vibrer longtemps après que les doigts ont quitté le piano. Inaudible pour tous, sauf pour celui qui entends le dièze au creux de lui.
C'est cette pièce d'Albeniz, pense-telle. Ce Tango.
Elle sifflote les premières mesures, esquisse un pas de coté, un balancement. Puis s'arrête, confuse. Temps perdu, pense-t-elle. Albeniz est mort.
Tout est cassé maintenant. Abimé gisant sans vie au fond du gouffre. Impossible de le remonter à la surface. Ne pas y penser.
Elle rit, d'un rire même pas lugubre. Elle rit de sa sottise, elle est impardonnable, elle le sait. C'est plus fort qu'elle, cette attitude de chien battu qui revient encore en encore vers le maitre, après le fouet
Quel maître ? Ca va pas, non ? Il n'y a que Dieu, maître. Tout le reste est .. Tout le reste ... Tout ... Une fois pour toutes. Understand ?
Siffloter le Tango, danser un peu. Rire d'un petit rire sec. Sans larmes et sans complaisance, Please, pleeeeze ! Il ne s'agit que de relever la tête et ne pas accorder aux choses une telle importance. Recommencer à vivre, un pas devant l'autre, un jour à la fois, un souffle. Respirez, bloquez. Garder la tête haute et avancer.
" Et ce tricot abandonné - petit sifflement ironique - si je le reprenais ? C'est peut-être le temps des chaussettes, des mitaines ? Un point à l'endroit, un point à l'envers. Un point pour St Thomas..".
Pense-t-elle en pianotant les premières mesures sur le rebord de la table, les notes reviennent facilement, docilement, engrangées dans sa mémoire depuis si longtemps, gravées, et on pourrait croire que c'est pour toujours. Inscrites en creux dans quelque chose, dur, une roche, nichée quelque part dans son corps.
Laines douces, aiguilles, couleurs. une rangée, et puis une autre, Les diminutions, le surjet, l'encolure. Le vêtement prends forme. Les doigts travaillent, lui laissent toute lattitude pour penser, pour pénétrer dans la faille, dans l'éclatement de cette relation qu'elle a cru longtemps privilégiée, à l'abri de tout, et qui a explosé soudain, qui s'est partagéee d'un coup, comme une grenade, cassée tout sec comme la coquille de noix. Pas plus solide que cela, pense-t-elle. Sa surprise, son étonnement, son vouloir de comprendre, qu'il lui refusait. La communication coupée net, sans rémission.
Le silence.
Elle pianote les trois notes en suspens qui terminent le tango. Le cliquetis des aiguilles diminue, le mouvement des mains va ralentissant, l'ouvrage arrive au bout de la rangée.
Elle regarde le tricot posé sur ses genoux : non. ce vert n'est pas beau ; cette forme, l'horreur ; ce vêtement, un cauchemar qui ne plaîra à personne.
Elle tire les aiguilles, sans hate, posément. Les mailles descendent en cascade le long des fines baguettes de buis. Elle continue de tirer doucement. A présent c'est la laine qui vient sans résistance au bout de ses doigts. Elle la roule en pelote au fur et à mesure, elle n'aime pas les choses emmélées, le fouillis, le désordre. Faire et défaire, c'est toujours travailler disait cette vieille dame.
Elle lance les pelotes dans le panier capitonné, referme le couvercle, range Albeniz et s'éloigne en sifflotant cette cantate de Bach.
Que ma joie demeure.
Derni?re modification le 19-03-2009 ? 14:49:51
CC
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Pour Isa, merci beaucoup pour ces remarques! je ne sais pourquoi le texte s'est dédoublé, j'ai essayé en vain de modifier et de supprimer la partie en trop. Désolée d'infliger une seconde lecture, c'est bien involontaire!
Merci aussi à Lise dont je vais lire le texte!
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Oui, Lise, que ta joie demeure! C'est très joliment écrit, avec la matière brute (la laine) la musique(Albeniz, j'aime beaucoup, comme Granados), pour accompagner ou exprimer le travail de l'écriture. Et cette cassure aussi, dans l'amitié, dans la musique, dans l'écriture. Mais pas dans la vie.
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merci, Christiane. J'ai repris l'idée du chien qui suit son maitre ( chanson de Renan Luce) du texte de Steph - la musique d'Isa - ton crochet et ta laine, et voilà les connections dont parlait Isa plus haut.
Au fond, écrire, c'est simple, il suffit de regarder et savoir lire.Compter les mailles, c'est un rituel - comme chanter ou danser, ou simplement ouvrir les yeux.
J'aime les jeux de Florence, ils nous font aller plus loin que nous-mêmes.
Dernière modification le 19-03-2009 à 18:56:14
Derni?re modification le 19-03-2009 ? 18:58:40
CC
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Je connais un peu Florence, elle nous fait effectivement aller plus loin que nous-même, en tout cas elle le veut!
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