Neuvième visage de la fleur de pissenlit

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 Mon ami
en alliance avec les anges
danse avec une telle aisance
entre les gens
tient ma main
et me réchauffe

Maintenant
je suis né à une nouvelle douleur

Mari Boine, My friend of the angel tribe

 




               Neuvième visage de la fleur de pissenlit


  vois-tu les loups ? me demande Luludja
tout en connaissant la réponse
  non tu ne les vois pas
  tu ne peux pas les voir
  il faudrait brancher un écran
  avec des images de loups
  nous avons beau fouiller la boue
  tâter les murs
  et même sonder les corps
  il n'y a plus de prise
  il n'y a plus de loups
  je ne parle même pas des vrais loups
  mais des images de loups
  même les vieilles photos encadrées ont brûlé
  mais moi je me souviens très bien d'eux
  je sais à quoi ils ressemblaient
  moi je les vois et je saurai en refaire des nouveaux
me rassure Luludja

Luludja dit qu'elle a vu les loups en vrai
quand elle était toute petite
quelque part dans les Balkans
c'est une fille Rom qui était dans ma classe
au temps où il y avait encore des classes
elle m'aime bien
parce que je l'aimais déjà bien avant
je n'ai pas attendu que le ciel s'écroule sur nous
pour lui sourire

tout le monde adore Luludja maintenant
elle connaît tous les trucs pour se laver avec trois gouttes
elle sait manger de l'air et ne plus avoir faim
elle sait sauter par-dessus le feu quand il n'y a pas de feu
et elle nous guide dans nos propres décombres
elle nous dit qu'il y a eu huit fleurs et huit visages
qui sont tombés
depuis le début de la création du monde
et que nous sommes quelque part entre la fin du huitième visage
et le début du neuvième
que ce n'est pas une époque facile
mais qu'elle recèle aussi ses merveilles

  vous voyez les sébilles
  posées sur les parkings
  encore intactes ?
  comme je suis folle
  pendant que vous vous cachiez dans les caves
  moi je suis restée dehors et j'ai tout vu
nous raconte-t-elle
  les pauvres sont les premiers à être tombés
  bien que les autres les aient suivis de très près
  en signe d'au-revoir
  chacun a tenu à laisser une pièce et une seule

un jour un musicien un peu fou est venu mourir sur le parking
il a agité les pièces dans les récipients
je crois qu'il voulait composer une sorte de symphonie
une caméra encore intacte
a filmé toute la scène
nous nous sommes massés devant l'écran qui clignotait
mais parvenait encore à nous transmettre une image
il a fallu se contenter de la vision
il n'y avait pas le son
nous avons chanté
improvisé
Luludja a tapé dans ses mains
et son pied a frappé un rythme très ancien sur le sol
pendant un moment nous avons été très heureux
pendant que le musicien mourait
heureux lui aussi je crois

il y a un nouveau rituel dans les villes
la veille nous ramassons des fleurs de pissenlit
nous nous mettons d'accord sur une certaine position des ombres
au matin nous ouvrons les fenêtres
exactement tous en même temps
et chacun souffle sur son pissenlit

il reste suffisamment d'entre nous
pour que cela soit très beau à voir
parfois les graines se rejoignent
se cherchent et s'agrègent
et les plus belles des fois parmi ces fois
elle semblent former des visages
éphémères mais très expressifs
et comme le rituel s'est transmis au monde entier
tous le respectent

l'espace d'une seconde
les pays
tous les pays
même les océans
semblent couverts de ces millions de visages inachevés
qui se recomposent sans cesse
peut-être
depuis le ciel
quelqu'un ou quelque chose verra t-il cela et en sera ému ?
même Luludja n'a pas de réponse à cette question

après l'heure des graines c'est l'heure de la danse
je sors avec les autres enfants
je sais qu'ils m'écoutent
j'ignore pourquoi
dans ma classe je n'étais ni dominant ni dominé
mais après l'écroulement du ciel
plus rien n'était pareil
ceux qui avaient fait peur faisaient rire
ceux qui avaient fait rire savaient toucher les cœurs
tout semble s'être déplacé

après l'heure des graines
nous allons danser tous ensemble dans un champ
mais je ne conduis pas de cérémonie
nous ne dansons pas pour faire tourner un cercle
qui ferait à son tour pivoter une roue d'étoiles
plus tard cela viendra nous assure Luludja
mais pour le moment
nous dansons simplement pour ne pas devenir fous

j'aime regarder
dans la lumière rasante du soir
la jupe de Luludja qui tourne
elle vient danser près de moi
prend ma main dans la sienne
sa jupe qui tourne effleure le dos de ma main
et je crois disparaître de bonheur
oui
peut-être qu'un jour
tout reviendra

il ne reste plus d'adultes
mais j'ai choisi de faire ce qu'ils auraient fait
au loin
tout près de l'océan
suivant mes propres ordres
l'usine
la seule encore en état de marche
brûle tous les humains et les animaux morts

le soir
Luludja et moi
nous sommes toujours les derniers à rentrer
et nous parlons
elle m'encourage toujours quand je m'apprête à renoncer
Luludja comment veux-tu que je fasse tourner les étoiles ?
il n'y a plus de loups
il n'y a plus de grands
il n'y a plus rien
et quand le vent vient de la côte
l'odeur des gens qui brûlent nous fait tous pleurer
dans ces moments-là j'ai envie de m'enterrer vivant
de m'endormir et de ne plus jamais me réveiller

c'est le moment où Luludja presse sa joue contre ma joue
son flanc contre mon flanc
son souffle contre mon souffle
et me demande avec les yeux qui brillent
  et le neuvième visage de la création ?
  et nos enfants ?
  tu as pensé à nos enfants qui nous attendent ? murmure t-elle
sur un drôle de ton

alors
sous la lune qui éclaire ce qui reste du monde
nous soufflons en même temps sur notre fleur de pissenlit
et le visage se forme
mais ne se défait pas
il ne se défera plus jamais
l'air de la ville est plein de nos visages du soir
flottants mais accomplis
cela marche uniquement lorsque nous sommes tous les deux

alors
parce que nous ne sommes que des enfants
nous osons éclater de rire
face au spectacle des cendres des nôtres qui traversent le ciel
et juste avant de me demander de l'embrasser
Luludja souffle à mon oreille
avec une voix qui me donne des frissons
  tu crois que parmi nos enfants
  pourrait se glisser aussi un petit loup ?*


L'envers du nuage, c'est un nuage<= Les œufs qui nous couvent <= Au beau milieu de la nuit du contre-printemps <= *vous êtes ici*


Dernière modification le mardi 16 Janvier 2024 à 23:32:45
Remercie pour la lumière du jour
pour ta vie et ta force
-Tecumseh, chef Shawnee


*
Avatar : Déesse Epona, bois de chêne, alliage cuivreux, tôle d'argent et pâte de verre, Ier-IIème siècle, Saint Valérien, Bourgogne (actuelle Yonne)
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