:pp: Bonjour chers vieux amis, ça fait une paye pas vrai ?
Je n'ai pas vraiment le temps d'écrire un nouveau texte en ce moment, surtout sur une musique aussi dense :snif: mais j'ai trouvé un chapitre d'un de mes romans pas encore publiés (litote pudique pour dire que pour le moment il s'est fait étaler
), "La fille du fou" et j'ai envie de le partager sur ce jeu, parce que je le sens compatible et que j'ai envie de pousser la porte de l'auberge.
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6.
Les fous-rires des âmes
Le silence revient peu à peu sur les Neuvrines. Je presse le pas dans les ruelles du village. L?obscurité est totale et l?air venu de l?ouest est un peu salé et je peux imaginer l?océan lêcher le trottoir et des créatures marines me frôler. Je comprend encore mieux pourquoi les gens d?ici sont un peu frappés.
Vite, je prends en direction du bois des Fourmes. Il faut que je rattrape les sept lumières. Heureusement, elles avançaient lentement. Je les distingue déjà, loin devant moi.
Je traverse très facilement l?enchevêtrement de feuilles noires, de branches et de cailloux. C?est la première fois que je vais tout seul dans une forêt, la nuit. Je n?ai pas spécialement peur, en fait je crois même que j?aime bien ça. De toute façon, les esprits ne sont pas là à tourner autour de moi, ils doivent pister les lumières eux aussi.
Insensiblement, je me rapproche des sept points lumineux. Et surtout, je commence à distinguer la personne qui les porte. Une seule. Et je n?arrive pas à en croire mes yeux. Pendant un instant, j?oublie le bois des Fourmes et j?ai l?impression de me retrouver dans un autre monde.
Une chemise de nuit blanche ressort, au milieu des troncs noirs des arbres, mais ce n?est pas un fantôme. Des cheveux blancs, eux aussi, trouent la masse sombre des feuilles. Et un visage connu se retourne vers moi avant que j?ai eu le temps de me cacher.
? Dis donc, Noël, tu devrais être couché à cette heure-ci ! Moi aussi, d?ailleurs, je sais, je sais...
Mamie Norine abaisse le chandelier pour m?éclairer. Un chandelier à sept bougies que je reconnais, il trône sur la cheminée des Trois Branches. Il doit être très lourd à porter pour elle. Elle a l?air si brillante et si légère dans la nuit que j?ai envie de me mettre à genoux devant elle, comme devant une déesse ou une fée.
? Mais qu?est-ce que tu fais là et pourquoi tu portes le...
Mamie Norine hausse les épaules. Dans la forêt, elle est vraiment différente, elle marche avec plus d?assurance et elle se tient plus droite, elle a l?air d?avoir vingt ans de moins, on dirait une très jeune vieille.
? Je balise la clairière avec les lumières pour que des avions anglais puissent parachuter des vivres pour la Résistance...
? Mamie, on n?est plus dans les années quarante...
Ma grand-mère éclate de rire et les lumières des sept bougies ont l?air elles aussi secouées de petits fous-rires.
? Mais non, je te fais marcher, va ! Je n?ai pas toujours la tête à l?envers... seulement quand ça m?arrange... je vais t?expliquer....
Elle observe autour d?elle, comme si des présences invisibles pouvaient surprendre ses paroles. Un petit animal court dans les feuilles en direction du village. Elle semble le suivre du regard et attend qu?il se soit bien éloigné pour reprendre.
?.... Mais je ne sais pas si c?est bon pour toi que je te le dise, mon Noël. Enfin... si tu es venu jusqu?ici, c?est que le destin t?a amené.... Ce que je fais ? Tu vois ces sept lumières ?
Signe convaincu de la tête. Tu parles que je les vois.
? Ce serait difficile de les rater, mamie. On les voit depuis ma chambre aux Trois Branches....
Mamie Norine élève soudain le chandelier tout à fait au dessus de sa tête, et, les bras dressés. Elle m?impressionne drôlement.
? ... Eh bien mon petit Noël, vois-tu, je porte les âmes des sept assasssinés. Tu sais, on est encore un peu sorciers, par ici. Oui, à chaque pleine lune, je porte leurs âmes jusqu?au Coup de Soleil., l?amas de rochers où on a retrouvé chacun des corps, pour que le lieu ne les oublie pas...
Je n?en crois pas mes oreilles.
? Euh... comment te dire ?... hum...
? ... Ma petite Mamie Norine, tu es complètement félée de la cafetière, c?est ça que tu veux dire, hi hi hi ! Je ne me vexe pas, je te comprends. D?ailleurs, elles me l?ont dit aussi, tout à l?heure....
Nouveaux petits fous-rires lumineux des âmes en haut du chandelier.
?Tu sais que j?en connaissais trois personnellement ? Si tu veux, je te raconterai leur histoire....
? Non, je ne préfère pas.
Trois des flammes viennent de s?incliner légèrement. Non, c?est un hasard, c?est un petit coup de vent juste à ce moment-là, ça n?a rien à voir.
Mamie Norine abaisse le chandelier et la lumière, en changeant d?angle, redevient un peu plus normale, lui rend ses rides, sa fragilité et sa vieillesse. Je préfère.
? Viens, Noël, on va rentrer ensemble. Et on ne racontera rien à personne de notre petite sortie. Ta tante et ta cousine auraient du mal à comprendre.
Le bruit des feuilles agitées par le vent me rappelle un autre bruit, tout à l?heure, juste avant de sortir des Trois Branches.
? Au fait, mamie Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Tout à l?heure, quand je suis sorti, je t?ai entendue respirer... et c?était toi, j?en suis sûr, je t?ai reconnue ! Comment tu pouvais être ici et là-bas ?
Mamie Norine fait tourner le chandelier doucement autour de son visage, nos deux ombres se mettent à bouger, à tourner. Ça me donne le vertige.
? Peut-être que je me dédouble ? Non, c?est beaucoup plus simple... tu te souviens du vieux magnétophone d?enfant de Virginie ? Vous avez joué pendant des heures et des heures dessus.... eh bien, je l?ai récupéré dans le grenier, et je me suis enregistrée... pendant une heure et demi ! Et ronflez, jeunesse !
Ça fait du bien d?éclater de rire ensemble dans la forêt, de chaisser l?ombre et la magie. Ce cher vieux magnétophone ! Je n?aurais jamais pensé qu?il puisse donner un coup de main aux esprits.
? D?ailleurs, la cassette dure juste assez longtemps pour faire l?aller, déposer les flammes et revenir. Tu viens ?
J?hésite un peu.
? Jusqu?au Coup de Soleil ?
? Ne t?inquiète pas, tu es avec moi.... il n?y aura pas de bombardement allemand cette nuit.... ne fais pas cette tête là, je te fais marcher ! Je voulais parler de bombardement d?esprits... Noël ? Tu es un grand garçon qui n?a peur de rien, oui ou non ?
? Non.
? Au moins, tu es honnête.
J?essaie de faire bonne figure, de ne pas penser que le Tueur de la Marée Basse a sûrement traîné des corps le long du chemin où on est en train de marcher. Cette fois, je suis heureux qu?il fasse nuit, comme ça je ne peux pas chercher malgré moi des traces de taches de sang rouge sur les feuilles vertes. À chaque fois qu?une branche me frôle, je m?oblige à ne pas penser que c?est le bras d?un mort qui essaie d?attirer mon attention ou de me faire tomber sur le sol humide.
Enfin, on arrive vers le fameux amas rocheux, que personne au monde ne connaissait au-delà des Aubières avant les meurtres. Mamie Norine s?arrête, se retourne vers moi. Je jurerais que, sur le chandelier, les sept flammes se sont toutes retournées en même temps elles aussi.
? J?espère qu?ils ne viendront jamais tourner un film sur les meurtres ici. Tu sais, avec leurs idées tordues, ça pourrait bien leur faire envie un jour...
Je secoue la tête.
? Je n?aimerais pas non plus, Mamie... Çe serait vraiment nous manquer de respect.
Mamie Norine sourit. Elle aime quand je dis ?nous?, en parlant des Neuvrines. C?est vrai que je me sens un peu d?ici. Un peu trop, même.
? Qu?est-ce que tu fais, Mamie ? Tu veux que je t?aide ?
Ma grand mère détache les bougies, toujours allumées et se penche. Les ombres des rochers s?allongent, se rétrécissent, deviennent des longues côtes noires très découpées. On dirait presque l?ombre de l?océan qui revient enfin jusqu?ici.
Mamie Norine me montre une anfractuosité où elle a déposé les sept lumières, sans les éteindre. Puis elle leur adresse un sourire radieux.
? Voilà, bientôt, les journaux parleront de ce qu?ils ne connaissent pas, comme toujours... ils parlent de moi tous les ans sans le savoir. Et aussi du petit papier que je dépose toujours, bien en évidence...
Le papier en question, elle le sort de sa poche et le place au pied des bougies.
Dessus, des lettres découpées dans des journaux forment la phrase ?Anthony Servais est innocent?. C?est un peu comme une lettre anonyme à l?envers, pour dire du bien de quelqu?un.
Sous les sept flammes, les lettres semblent bouger.
? Protège-la, Noël Protège celle que tu ne connais pas encore... Protège Saranya.
? Qui ça ? Quel drôle de nom. C?est, heu.. une déesse de la forêt ?
? Encore plus dangereux. Une fille. Tu vas bientôt la rencontrer.
? Ah, encore elle ?
Je crois que je sais de qui parle Mamie Norine. Toujours elle, partout, dans leurs pensées, à Virginie, à Mamie Norine, à tout le monde. Même à moi.
? Mamie Norine... pourquoi on a laissé l?affiche de Marina Crystal dans la salle des Trois Branches, depuis tout ce temps ?
? Parce que les chansons de cette pauvre jeune fille ont servi d?incantations malgré elle... il faut attendre qu?elle comprenne tout, car elle seule pourra défaire le sort, en chantant à nouveau. Allez, viens, on rentre.
Moi qui voulait revenir à un sujet plus normal, j?ai raté mon coup. Mamie Norine fait danser le chandelier comme si les flammes se trémoussaient rêveusement sur une chanson de Marina Crystal.