Des chapitres courts, très courts même. Un halétement à deux voix, en narration alternée.
Deux narrateurs dont on saura à peine le nom. Ils racontent chacun au "je". Ils sont très jeunes. Lui est japonais. Elle est chinoise. Ils se rencontrent vers la fin du roman. Ce n'est pas vraiment une histoire d'amour, au sens classique du terme. Plus qu'une rencontre, c'est une collision.
Annés 30. Lui, c'est un jeune officier japonais. Pendant toute la première partie du roman, on le sent habité par la certitude que le Japon revient en Chine pour la "reciviliser" et en fait que le Japon est la seule civilisation digne de ce nom. Comme beaucoup de jeunes militaires de son âge, il rêve également de retrouver l'esprit et l'éthique des samouraïs. Il ne se pose aucune question.Sans doute aurait-il écouté Mishima en novembre 70 quand celui-ci, au dernier jour de sa vie, prit en otage le général qui commandait les forces de défense.
Pour ce jeune officier, le monde est un damier pur, le noir ne peut être lumineux et le blanc ne peut pas être obscur.
Elle, c'est une adolescente chinoise, elle a 16 ans en Mandchourie occupée. Ses élans la portent en sens inverse de l'officier. Lui rêve de racines glorieuses et elle de modernité, de faire sauter les carcans traditionnels. La galerie des personnages qui l'entoure est très intéressante. Son amie de classe qui va être bientôt vendue par son père comme une chose, ses deux amis résistants, qui préfigurent la future révolution maoïste, étudiants avec lesquels elle va entretenir une double relation étrange, le corps pour l'un, l'esprit pour l'autre, jusqu'à l'exécution de l'un d'eux. Elle en sortira transformée, mais presque non viable dans la société où elle vit. Et ce n'est pas une question de guerre ou d'occupation extérieure mais d'ailes mal ajustées.
Les personnages sont plus solides de son côté à elle de la narration, me semble t-il et, pendant toute la première partie du livre, c'est nettement son côté à elle qui est le plus attractif, car beaucoup plus riche et complexe.
D'ailleurs, le vortex de l'histoire est la table de Go sur laquelle elle joue chaque jour, sur la place.
C'est là qu'ils vont se rencontrer, tard dans le livre, quand elle vient de s'enlever avec une infusion l'enfant qu'elle croit avoir conçu.
On a tous rêvé de rencontrer un jour cette joueuse de Go, pure, impitoyable, qui fasse voler en éclats nos certitudes, qui rince notre vie d'une vague d'alcool profond. Jusqu'à ce qu'on s'aperçoive qu'elle est rongée de l'intérieur, désespérée par son espoir.
Là, j'ai une petite réserve. Le jeune officier japonais est plus ou moins dans une mission d'espionnage et, comme il parle la langue, se fait passer pour un chinois. Est-ce très crédible ou réaliste qu'un japonais puisse passer pour un chinois au yeux d'une chinoise ?
Bon, il faut dire qu'ils vont peu se parler, leur langue commune étant le jeu de Go et la nécessité qu'ils ont l'un de l'autre.
Peut-être que Shan Sa, l'auteur, a voulu nous dire par là que c'était un simple accident de l'histoire que lui soit japonais et elle chinoise, que l'un occupe la ville de l'autre, que tout n'est que masques et apparences aussi ténues que la couche de glace de mars sur un lac. Soit.
Comme disait le comité olympique chinois l'année dernière "gagner et perdre sont temporaires". Peut-être qu'on leur ressortira leur propre phrase, un beau jour à Lhassa.
En tout cas, j'admets volontiers que ce détail du japonais-chinois n'entache en rien la magie de la lecture de ce roman très prenant. Pendant qu'elle s'affute, lui s'émousse. Leurs mouvements de balanciers sont très réussis.Et quelle belle écriture...
Les amoureux de l'Asie ne seront pas déçus au début, il auront leur Chine et leur Japon intérieurs en lecture. Mais, au fur et à mesure du récit, les amoureux de complexité et de richesse seront de plus en plus comblés.La narration reste pure, mais veinée, marbrée, ocelée de multiples niveaux, de touches obliques.
2001, à mon avis mérité. Cette tragédie absolue donne étrangement envie de vivre.