du PATE AU RAT MUSQUE

DU PATE AU RAT MUSQUE.

Claudine pousse la porte d?entrée:
-Martine! Où es-tu ? Tu viens boire un café chez moi ?
-Je suis sur la terrasse ! crie sa voisine. Viens ! Je ne peux pas venir te rejoindre, j?ai un travail à finir dehors.
-Qu?est ce que tu fabriques ? Tu as pris un lapin au collet ?
Martine, les reins enroulés dans un long tablier de boucherie bleu foncé, présente un dos courbé au dessus d?un grand seau en fer.
-Je vide la tripaille ! Et ensuite je vais les dépiauter?Y?en a encore pour un bout de temps ! J?en ai capturé DEUX, ce matin ! Ajoutés aux deux d?avant-hier, je vais avoir de quoi m?occuper ! crie-t-elle presque, joyeuse, en se retournant, les mains rougies par le sang, pour sourire à pleines dents à sa voisine, médusée.
-Quatre lapins ? Mais comment as-tu fait ?
-De quoi me parles-tu ? Je n?ai pas attrapé de lapin, mais des rats musqués !
-Des rats musqués ? Mais c?est monstrueux ! C?est sale et ça pue terriblement, Martine ! Mais pourquoi tu passes ton temps à ça ? Tu perds la boule ou quoi ?
- On en est infesté, dans le Nord, tu le sais bien !il faut faire quelque chose pour s?en débarrasser ! Par contre, les lapins se font rares ?Alors j?ai eu l?idée de chasser les rats musqués. Pas toute seule, bien sûr ! Mon chien Pinot m?a aidée ! Je n?ai pas encore décidé de la façon dont je vais les préparer, mais j?ai ma petite idée tout de même.
« La terrine de rat musqué façon grand mère! » Clame-t-elle? Je vais faire un tabac, avec ça ! Un vrai pâté maison, bio, et tout le tralala !
...Ben Claudine ? Ajoute-t- elle, étonnée. Tu ris de quoi? De mon idée de pâté?...Ah ! Tu ne me crois pas ! Eh bien figure- toi que ce pâté a déjà existé! Ma grand-mère en faisait pendant la guerre, et crois moi, les convives ne se faisaient pas prier! Je la regardais souvent cuisiner, et je crois que je n?aurai pas trop de mal à me souvenir de sa recette.
-Berk ! Ca me dégoûte. S?il te plaît, Martine, tu ne voudrais pas aller t?essuyer les mains ? Il y a vraiment trop de sang autour de toi. Arrête un peu où je rentre chez moi.
-Bon, allez, on s?accorde une petite pause café ! dit Martine en riant tout en frottant ses mains rouges et collantes à la toile de son tablier. Allez, suis- moi dans la cuisine. Je n?ai pas le temps de passer chez toi, j?ai vraiment trop de travail. Mais j?ai du café dans le thermo.
- Tu trouves vraiment ça répugnant ? reprend-elle, tout en versant le café brûlant dans deux tasses. Le rat musqué, c?est bon comme du lapin, tu sais ? D? ailleurs en Belgique, on appelle ça du lapin d?eau. Écoute ça, ma vieille :
C?était dans les années 1940. Au temps de la dernière guerre. Mes grands- parents, Gabriel et Jeanne Marie BEUGLAIRE, tenaient le petit café de REUGNIES. Mon grand- père avait été réformé à cause d?une vilaine blessure due à un éclat d?obus qu?il s?était pris en plein front. Il ne pouvait plus travailler. De plus, il traînait sérieusement la patte et sa canne ne le quittait jamais. Mais malgré la disette, ce vieux troquet, bien placé sur la route de la contrebande, attirait toujours ses fidèles. Les fraudeurs mettaient parfois sur la table ce qu?ils avaient pu trouver en Belgique, mais c?était rare qu?ils ramènent quelque chose de nourrissant. Et ils rapportaient surtout de l?alcool de pommes, trafiqué à l?alambic dans une ferme de LEUGNIES. Les affaires de mes grands parents vivotaient. Ils se disaient souvent qu?ils feraient mieux de fermer boutique. Les gens vivaient de troc, plus personne n?avait d?argent à dépenser dans les cafés. On avait du mal à manger à sa faim.
Un jour, mon grand père Gabriel se promenait en face de chez lui, le long du ruisseau. Et c?est là, qu?il a eu l?idée : pile comme il voyait un rat musqué sortir de l?eau pour s?enfiler dans un terrier à même la berge ! Restait plus qu?à trouver un plan pour les attraper. C?était la solution ! La fin de la famine ! Tout au long de la semaine, mes grands parents s'acharnaient à attraper des rats musqués dans la rivière de REUGNIES. Il fallait bien manger ! La vie n?était pas drôle, à l?époque ! C?était la guerre ! Tout le monde crevait de faim, mais les rats musqués eux, se portaient bien ! C?est comme ça que ma grand-mère a commencé à préparer des pâtés de rats musqués et à en faire commerce.
Claudine frissonna, éc?urée.
-Tu sais Claudine, les rats musqués font bien dans les trente à quarante centimètres de long ! Et ça pèse facilement un à deux kilos ! Ce sont de gros animaux, grands et gras? Ils se nourrissent de céréales qu?ils trouvent au bord des champs, de végétaux et parfois de petits poissons qu?ils trouvent dans la rivière. Tu vois ? Ce n?est pas sale ! Et puis t?imagines la taille des pâtés ? Une fois ma recette bien au point, je vais facilement pouvoir en vendre au marché ! Même que je pourrais retaper le troquet de ma grand-mère, et le faire tourner à nouveau, qui sait !
-On verra, on verra ! Bonne fin de journée, et réfléchis quand même à ce que tu fais ! Et puis, tu ne m?en voudras pas de ne pas y goûter, Martine ! Ton idée ne me plait pas du tout !
Claudine se retourne une dernière fois pour dire :
-Et Jean Claude, l?ouvrier qui t?aidait pour le terrain, tu as des nouvelles?
-Parti en novembre sur un autre chantier. Il avait du boulot ailleurs, marmonne Martine, penchée de nouveau sur son travail. Non, pas de nouvelles. Y?avait pas à en avoir. Il est venu bosser, il a fini, il est parti. Voilà. À bientôt Claudine ! Passe me voir quand tu veux. Je te ferai goûter ma nouvelle spécialité !
?Elle s?est remise à l?ouvrage. Vite, avec application. Sur le coin de l?évier, dans un plat creux, elle dépose les épices, de l?échalote et de l?ail. Puis elle prépare un verre de cognac. Comme elle se sent fatiguée ! Les saignements ne s?arrêtent pas et son ventre tourmenté lui fait mal. Mais on n?a pas le temps de s?écouter, dans la vie ! Il y a des priorités. On a une ligne de conduite et des choses à faire. Surtout quand on habite un si petit village. Tout le monde se connait et les gens ont vite fait de parler. Il faut suivre la ligne. Toujours. Aussi droite que possible. C?est ce que lui disait son père, et son père avait toujours raison. Elle dépouille et vide les rats musqués puis les désosse entièrement.
?Ah Claudine, ma pauvre, si tu savais ! Pense-t-elle, en découpant la viande en lamelles...Jean Claude. Il l?avait souvent culbutée, depuis le printemps dernier. Plus souvent qu?à son tour ! Ils se voyaient toujours en cachette tous les deux, il tenait à rester discret. Martine aurait bien voulu se le garder, cet homme. Mais quand elle lui avait demandé de rester et qu?elle lui avait parlé mariage, Jean Claude avait expliqué doucement que ce n?était pas possible. Qu?il ne fallait le dire à personne : monsieur avait déjà une famille ! Quel salopard ! Il s?était bien moqué d?elle ! C?était son premier, son seul amoureux.
Alors, elle n?avait plus rien dit. Et il n?avait rien su. Il était déjà parti de toute façon?

?Elle s?était serrée le ventre aussi longtemps qu?elle avait pu. Mais en mars, contente ou pas, des jumeaux étaient nés. Deux sales petits merdeux qui braillaient. Les gueulards n?avaient pas fait long feu. Personne n?avait rien soupçonné ni rien entendu. Etouffés dès les premiers vagissements, vidés, dépiautés, désossés, et mis au saloir, comme dans la légende du grand Saint Nicolas qui l?effrayait un peu quand elle était petite, ils attendaient le pâté. Pour les têtes, elle avait du les faire bouillir mais ça n?avait pas bien marché. Même en suivant la recette de la tête de veau, ce n?était pas terrible.
Puis elle avait eu l?idée de mêler les viandes. Le rat musqué, les avortons. Si le rat musqué était gras, il pouvait bien se marier à cette viande- là, assez fine. Alors Martine avait passé le tout dans la machine à viande avec l?ail, le persil et l?échalote. Dans une grande marmite elle s?était mise à mélanger, à mixer les deux viandes avec les épices, le sel, le poivre et le verre de cognac, en répétant machinalement les gestes de son aïeule.
Les rats musqués, la mère BEUGLAIRE les tuait puis elle les dépeçait. Ensuite elle les préparait avec un mélange de porc, du sel, du poivre de l?ail et du thym comme on prépare une terrine de lapin en gelée. On venait de loin pour manger ce pâté : dans de la baguette ou avec des frites. Beaucoup venaient en faire leur déjeuner arrosé d?une bière de ménage. S?il y avait eu des malades ? Non. Personne. Les gens disaient que c'était très bon ! Ce n?était pas la petite modification de chair qu?elle avait apportée à la recette de sa grand-mère qui allait gâcher la préparation. Au contraire ! Elle ajoute du pain trempé dans du lait, de l??uf et de la sarriette. Avant de l?enfourner au bain marie avec amour, elle dépose deux feuilles de laurier sur la terrine. Une pour chacun des morveux. Puis elle se sert un petit verre de cognac qu?elle boit cul sec. A ta santé, Jean Claude !

Quelques jours plus tard, elle n?en avait pas avalé un morceau. A force de préparer, il lui était venu un dégoût de la viande. Mais certains nostalgiques de la dernière guerre, des vieux de la vieille qui venaient régulièrement déguster le pâté de rat musqué, avaient tenu à goûter celui-là. Ils l?avaient trouvé remarquable. Meilleur encore qu?au temps passé. Seulement, autrefois, à REUGNIES, c?était différent.
Parce que les gens savaient réellement ce qu'ils avaient mangé.

Marion LUBREAC 31/01/2008


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