DU PORC A L AIGRE DOUX

DU PORC A L AIGRE DOUX

Voici venir l?automne. Une époque triste et romantique qui réveille en moi une saveur aigre douce, comme le porc au caramel des restaurants chinois. Qui me rappelle aussi ma première rencontre avec Paulette.
Je faisais le ménage avec soin ce jour-là. J?attendais ma s?ur.
Je lui avais préparé méticuleusement une surprise pour son anniversaire. Oh ! Ce n?est pas que Patricia soit des plus maniaques, non. Cependant, nous venions tout juste d?emménager dans cette vieille maison que nous avions à peine fini de retaper, et j?avais à c?ur que tout soit parfait. J?aime ma s?ur, profondément. Nous avons des souvenirs d?enfance solidement ancrés. Tous, hélas, ne sont pas tendres, ni bercés de ces rêves roses qui rythment la vie des petites filles sages.
Toujours est-il qu?en époussetant la salle à manger, j?ai rencontré Paulette. Paulette est une araignée. Très grosse, relativement velue, mais très amicale. Je n?avais jamais vu aucune araignée de cette taille. Elle m?a regardée, j?ai tendu la main, et elle est venue gentiment s?installer sur le canapé.
Depuis, nous ne nous sommes plus quittées. Elle mange des croquettes pour chat. Anormal ? Vous trouvez ? Il faut dire que Pat la nourrit parfois de viande crue. C?est donc devenu un besoin chez elle, ce goût et cette odeur de viande. Il est vrai que j?ai un problème avec ma s?ur ?Ma s?ur, et ses étranges habitudes.
Ce jour-là, donc, lorsque Patricia est rentrée, elle a découvert Paulette immédiatement. Paulette était installée sur un coussin du salon, et tricotait. Pat a été fascinée par sa taille impressionnante. Elle ne pouvait plus la quitter des yeux.
Quand enfin elle me dirigea son regard, il était empreint d?une trouble violence teintée de désespoir.
- Claire, me dit-elle, il faut qu?on se parle.
J?ai ressenti cet étrange vertige d?être à la fois dans sa tête et dans la mienne. Je savais déjà ce qu?elle avait à me dire.
Nous nous assîmes côte à côte, prés de notre araignée qui stridulait doucement. Elle s?écroula brusquement :
- Ma soeur chérie, prends-moi contre toi !
Des larmes abondantes commencèrent à couler le long de ses joues.
- C?est fini ! Elle a voulu me laisser, elle aussi, elle a voulu partir ! Pourquoi Claire ? Pourquoi toujours moi ? Pourquoi est-ce que personne ne m?aime ? Oh Claire, Claire, si je ne t?avais pas?Je n?aurais vraiment plus le goût à rien tu sais.
-Elle a eu droit au même tarif, je suppose, murmurai-je, les yeux dans le vague.
- Je n?avais pas le choix, tu le sais bien ! Je l?ai noyée. Que voulais-tu que j?en fasse ? C?était une véritable empoisonneuse, une peste ! Elle non plus n?a pas compris. Je ne regrette rien. Cela n?est rien ! Tout de même, ma vie est injuste, ajouta-t-elle en baissant la tête. As-tu oublié notre enfance ? Même quand on était petites, c?était toujours toi la préférée de papa ! A toi, les robes blanches, les sourires, les récompenses. A moi les brimades. Et toujours cette phrase : « prends exemple sur ta s?ur ! ».
- Tu sais bien le prix que j?ai payé, Pat. J?aurais préféré recevoir ses coups plutôt que ses immondes caresses.
- Je sais, dit-elle à voix basse. Claire- la- sage, Claire l?exemplaire ! Je n?ai pas pu prendre modèle sur toi. Ce démon qui me hante est bien trop présent. Il envahit mon être. On dirait qu?il cherche à s?insinuer en toi maintenant. Depuis qu?on nous a volé notre enfance, je dois les punir tous. Je ne trouverai pas le repos tant que notre vie n?aura pas enfin trouvé la stabilité. Je suis mauvaise, je crois !
- Je n?ai jamais été meilleure que toi, rétorquais-je. La vie s?est déroulée autrement pour moi, c?est tout. Ce n?est pas de ta faute, Pat, personne n?arrive à voir la perle rare que tu es. Nous sommes ce que nous sommes, choisies pour être sacrifiées puis maudites. Rappelle-toi nos vacances chez nos grands-parents. Dire qu?on nous y envoyait « pour prendre le bon air ! »
Je me tus, pensivement. C?est vrai. Voilà exactement pourquoi tout avait commencé. Nous avions cinq ans, un vieil ami de notre grand- mère, un homme retors et cruel, avait pris l?habitude vicieuse et luxurieuse de nous faire peur, très peur. Il trouvait ça amusant. C?était le pire de nos cauchemars.
Nous avons eu à subir sa perversité trop longtemps. Mais un jour, révoltée par toutes ces années d?effroi, Pat l?a fait. Avec une belle précision qu?encore aujourd?hui, je lui envie. Elle s?est saisie de la hache. Cette même hache qu?il utilisait pour nous obliger à nous taire. Elle l?a saisie par le manche, froidement. La révolte et la haine pailletaient ses yeux sombres. Elle la lui a abattue en pleine face, de toutes ses forces. Nous n?avons rien dit. On n?avait pas besoin. On ressentait une délivrance, une ivresse, un goût de liberté frénétique. Le mauvais rêve avait pris fin. Elle était la princesse ensanglantée, la reine de notre nouveau royaume.
On a attendu la nuit que la grand- mère dorme. Puis on a traîné le corps inerte derrière la grange. On a travaillé la terre, c?était vraiment dur, à cause des racines, mais on y est arrivées. On a enterré le monstre sous l?hortensia. C?était lourd et difficile, mais on l?a fait. Puis on est rentrées calmement, comme d?habitude. On s?est un peu lavées, mais avec répugnance. Ce sang-là, c?était notre parure. On aurait voulu le garder toujours collé, comme un bijou. Mais on ne voulait pas d?histoire. On n?a rien raconté. En réalité, c?est sûr, on nous aurait dit que c?était de notre faute. Voilà. On n?a jamais regretté.
De retour de vacances, on a parlé à papa et à maman des attouchements qu?on avait subis. Mais ils nous ont traitées de menteuses. Notre père nous a punies. Sévèrement. Puis, peu à peu, je suis devenue sa préférée, surtout quand il s?est mis à boire. « De tout façon, le mal était fait » disait-il, « et moi, c?est parce que je t?aime ». Immonde amour !
Seulement, Patricia en a été profondément marquée. Elle ne supporte pas les désordres affectifs. Avec toute cette peur de l?homme, ce dégoût profond que cette bête ignoble avait su faire naître en nous, la terreur de ce sexe qu?il brandit comme un trophée, nous n?avons plus supportés.
Je me consacre exclusivement à ma s?ur. Elle est mon seul amour, mon orgueil, et je l?envie. Pat a besoin des autres femmes. Je suis sûrement pire encore. Je cherche, moi, à aller vers la bête pour essayer de la séduire, de la dompter. J?en sors à chaque fois plus meurtrie. Elle aussi.
C?est là que réside tout notre problème. Les gens sont méchants. Ses amies à elle, je veux dire. Mes hommes à moi, mes blessures animales, ça m?est égal au fond. J?ai appris très jeune à les mépriser. A commencer par Dieu, ou plutôt celui qui aurait dû l?incarner sur terre : notre père.
Elle est toujours pleine d?amour et d?enthousiasme, ma s?ur, vis- à vis de ses amies. Tout le temps prête à tout donner, même ce qu?elle n?a pas. Pour ses princesses, comme elle les appelle. Tout le temps. Oh ! Comme elle les cajole ! Mais à chaque fois, on se joue d?elle. Elle souffre, beaucoup. Elle a si mal ! Nous ne supportons plus cette douleur. Elle nous étouffe. Elle nous révolte et à chaque fois maintenant, Il nous revient à chaque fois le goût du péché, ce délice d?autrefois, l?achèvement de notre tortionnaire. Il faut qu?on tue, qu?on fasse cesser cette horreur. Patricia est méticuleuse. Alors elle les élimine, les empoisonne. Elle ne supporte pas les adieux, les rejets. Paulette s?occupe des corps.
Ma pauvre Pat ! Et pauvre de moi ! Je me souviens de ce jour où moi, l?aînée, la gardienne de nos secrets, la princesse de nos rêves, moi la s?ur compréhensive, l?amie fidèle, je me suis écroulée, lasse d?une blessure de trop. Cette fois-là, ça la rendue folle.
- Je ne peux pas te protéger, tu le sais. Pas autrement, me dit-elle. Ne pleure plus, Claire. J?ai raison d?agir ainsi, tu le sais bien. Paulette, notre araignée, est de mon côté, du côté de la folie. Paulette dévore les restes de mes pestes pendant que tu pleures. Claire, ne pleure plus ! Je tuerai ton prince sournois au masque de fer. Et puis je ne veux pas que les garçons te regardent. Tu es si douce, tellement trop naïve ! Petite soeur, je tuerai aussi papa s?il te sourit encore ainsi. Je ne veux pas qu?il te touche. Paulette en fera un pain de viande. Ma tendre Claire, ma princesse, la seule princesse, fidèle. Ne vois-tu pas que les tuer est notre seul soulagement ? Me dit- elle en souriant en me serrant contre elle.
Je la regardai alors au plus profond des yeux, mes doigts entrelaçant les siens.
- Laisse-moi le faire, cette fois-ci Pat. Apprends moi. Je veux qu?il paie, une bonne fois, pour tous les autres. Pour tous ces viols que j?ai eu à subir, pour tous ceux qui ont essayé de souiller mon âme.
Elle me regarda intensément, comme si elle me voyait pour la première fois. Et c?est bien ce qui était en train d?arriver. Elle découvrait ma détermination. De la violence ? De la bestialité ? De la folie ? Non. Qu?on nous laisse notre pureté, qu?on nous rende notre fraîcheur et notre innocence volée. Il nous revenait en bouche le goût du péché d?antan. De cet homme haché, de son sang purificateur. Un péché ? Un assassinat ? Non. Cet acte-là avait été notre rédemption. Tout comme chacune des punitions infligées aux princesses avaient été légitimes et apaisantes. Cet homme-là avait tué notre enfance. Papa m?avait déchirée. Faite femme, bien avant l?heure, hors de son rôle. Les princesses, méprisantes, insolentes, piétinaient le c?ur pur de ma s?ur. Et ces hommes. Ces hommes aux yeux caressants, aux mains douces, aux paroles assassines, blessantes, torturantes. Tous, ils étaient tous les inquisiteurs, les tortionnaires de notre vie angélique. Et nous deux, petites filles de douceur et de pureté, nous étions sans cesse humiliées, bafouées, torturées. Il fallait que cela cesse. Ils devaient payer.
Tous. Ils devaient tous mourir pour nous laisser guérir. Ce n?était pas autre chose que le goût de notre liberté, de notre vérité intérieure. Nous, les deux s?urs, unies par les liens du sang, solidaires, inséparables. Paulette était un don du ciel. Paulette et son appétit vorace et prometteur. L?araignée cosmique. L?ouvrière acharnée de notre renaissance.
Patricia me comprenait. Tout comme moi, une paix, une force tranquille prenait enfin possession de nous.
-Oui, souffla-t-elle. Oui, c?est d?accord. On va le faire ensemble, je te le dois bien.
Cette fois-là, je n?ai pas envie de la raconter. Il a payé avec amour, il a payé pour tous les autres, longuement, sans pouvoir proférer le moindre son. Il a payé et c?est fini. Patricia et moi, unies par les liens du sang, pacifiées, purifiées.
L?odeur de l?automne, des feuilles pourrissantes, le parfum enivrant du bois, de l?humus, de la terre enrichie de nos trésors macabres. L?automne et sa saveur, si ronde au palais.
Patricia est plus calme maintenant. Elle respire la sérénité. Nous savons à présent que notre cycle est achevé. De retour à l??uf, nous nous contemplons, miroir l?une de l?autre. Elle est en moi et je suis en elle. Complémentaires, suffisantes, repues. Nous n?avions pas besoin des autres, finalement. Ni d?une famille. Ni même d?amis. Juste nous deux. Au fond de nous règne la pureté de l?enfance retrouvée.



terrifiant....

quelle entr?e en mati?re Marion ! On se laisse prendre a ce r?cit, avec cette irr?elle pr?sence de l'araign?e qui donne une dimension l?gendaire. J'ai juste un peu d?croch? sur le milieu ? partir de "Seulement, Patricia en a ?t? profond?ment marqu?e." jusque " Cette fois-l?, ?a la rendue folle. " le contenu pourrait ?tre amen? autrement, par des ?vocations d'?v?nements... je ne sais pas.

Bravo et merci !

0 appréciations
Hors-ligne
merci à toi! Cette nouvelle a été publiée dans LUNATIQUE 71 les univers de l'imaginaire aux éditions EONS... c'était ma toute première nouvelle alors je lui voue une affection particulière!
Merci pour tes idées de corrections!
Poeticksmacks
Marion
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