La ville ?tait ?trange refl?tant les humeurs d?un ciel changeant. Oppress?s par les nuages lourds et bas, les passants pressaient le pas, l?averse mena?ant. Puis le ciel soudain devenait cam?l?on, laissait filtrer une lumi?re de fin du monde, qui s??brouait par touches sur les toits. Un vent vivifiant surgissait de nulle part, refoulant les nuages, et le soleil reprenait ses quartiers.
Pour combien de temps ? Fallait-il y croire ?
De la chambre dont il ne sortait que la nuit venue, Baptiste observait le ciel et ses ?tats d??me?Il en ressentait la tourmente sous-jacente, comme celle qui le tenaillait depuis des mois.
Dans une petite rue de la ville, un march? de la po?sie r?sonnait de ses mots in?dits ou trop dits, de leur musique particuli?re, et les invit?s ou curieux s?y retrouvaient, ?tonn?s, perplexes ou enthousiastes. Ces derniers ?taient les plus nombreux car qui franchit le seuil de cet endroit vient y chercher quelque chose, instinctivement.
De petites tables dispos?es ?a et l? permettaient un moment de repos, la consultation d?un recueil et surtout l??coute de la lecture d?un texte po?tique.
M?r?dith qui ?tait entr?e sous le chapiteau un peu par hasard, observait les uns et les autres, en retrait.
C??tait en quelque sorte une invitation. Deux heures auparavant, elle buvait un caf? ? la terrasse du ? Villon ? et sur la table ? c?t? d?elle, un livre oubli? l?intriguait. Elle l?ouvrit, un petit feuillet s?en ?chappa : ? rendez-vous au March? de la po?sie, 16 heures, je vous attends ?
A qui ?tait adress? ce mot, ?manait-il d?un homme, d?une femme ? Le livre avait-il ?t? abandonn? intentionnellement, pr?cipitamment?
Vers 16 heures, donc, elle entra dans la salle ayant n?gligemment laiss? d?passer le livre de son sac entrouvert. Elle examinait les personnes pr?sentes, mais dans cette faune pittoresque, comment e?t-elle pu reconna?tre ceux qui devaient se retrouver ? Certains avaient le verbe haut, la plupart s?exprimaient en conciliabules assez secrets, envol?es d?oiseaux, quelques sourires ouverts, convenus, ou aguicheurs.
Une femme entra, elle avait sous le bras un paquet de livres, son aspect plut?t d?braill? par une h?te manifeste la faisait remarquer. Son regard allait de l?une ? l?autre table, sans arr?t.
Personne ne vint vers elle et elle s?assit, d?posa des livres, ferma les yeux. Un moment de repos.
M s?approcha d?elle. Elle remarqua une pile de recueils, puis le m?me livre que celui qu?elle avait trouv? au caf?.
Elle attendit quelques instants, puis doucement dit : ? Etes-vous l?auteur de ce roman ? ? ? Je l?ai trouv? tant?t, sur une table de caf?, et voici ce mot qui sans doute vous est destin??Ou que vous destinez ? quelqu?un ?.
- Ah ! Dit-elle?Oui, il s?agit bien de mon dernier roman. Je vous remercie de l?avoir rapport?. Mais celui que j?attendais n?est pas venu au rendez-vous, et je l?ai laiss? sur la table avec ce mot?
Je vous l?offre et vous le d?dicace ! Si vous l?aimez, rien n?emp?che de le donner ? votre tour?Savez-vous qu?un jour par an, on laisse dans un endroit public (parc, caf?, bancs d??glise (moins fr?quent?s, d?accord), un livre que l?on a lu, un autre s?en saisit, et fait de m?me?
Elle se passa la main sur le front, elle respira longuement, quelques personnes s?arr?taient devant sa table et ouvraient l?un ou l?autre livre, s?attardaient parfois, commentaient, h?sitaient?L?une ou l?autre s?enhardissait ? lui poser quelques questions, repartait avec le livre?
Dans son appartement sous les toits, Baptiste avait ferm? les tentures, il s??tait allong? sur le lit, il savait qu?aujourd?hui Sylviane ?tait proche, elle participait chaque ann?e au March? de la po?sie, qu?il fr?quentait assid?ment autrefois.
Il ?crivait de somptueux po?mes qui faisaient l?objet de critiques ?logieuses, il ?tait adul? par les lecteurs. Il dormait peu, sortait beaucoup, rentrait tard, rencontrait des ?tudiants avec qui il conversait longuement, donnait quelques conf?rences sur l?art d??crire?
Puis Sylviane, sa femme, sa vie, son indispensable souffle l?avait quitt?.
Il avait sombr? tr?s vite, refusant les honneurs, renon?ant ? ?crire, ne vivant que la nuit.
Au March? de la po?sie, M?r?dith avait d?couvert sous une pile des romans de Sylviane un recueil de po?sies, l?auteur ?tait Baptiste Gardile, et la photo au verso du livre la fit sursauter. Elle s?approcha de Sylviane et lui dit : ? je le connais, il habite ? deux pas d?ici, il ne sort pas le jour, se fait apporter ses repas. Je le croise parfois tard dans la nuit, il semble fuir quelque chose. Donc, il ?crit ? ?.
? Il ?crivait, oui, ? dit Sylviane ?. ? Il oubliait de vivre, enfin, je croyais cela. Je me suis tromp?e, sans doute, cette fa?on d??tre et de tout br?ler ?tait son moteur d?inspiration, je n?ai pas compris ?
M?r?dith emporta le livre de Sylviane, et plus tard en passant devant l?immeuble voisin du sien, elle le d?posa dans la bo?te aux lettres de Baptiste, avec la carte du rendez-vous manqu?, et ces mots : ? N?h?sitez-pas, elle vous attend ! Il y a un nocturne ce soir au March?, allez-y ! ?
Lorsque M?r?dith un an plus tard franchit ? nouveau le seuil de la maison de la Po?sie, elle vit, parmi tant de po?tes et d??crivains assembl?s l?, deux tables c?te ? c?te. Baptiste et Sylviane d?dica?aient leurs derni?res ?uvres, avant de partager avec le public un po?me ? deux voix.
Sylviane lui fit un signe de la main. Son sourire ?tait radieux. M?r?dith s??clipsa discr?tement, apr?s quelques instants.
Derri?re elle, elle entendit un appel : Sylviane lui tendait son dernier recueil de po?mes : ? faiseurs de mots, faiseuse de vie? ?
Si le soleil ne resplendissait pas ce jour-l?, elle n?en remarqua rien.
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