;La chasseuse d\'oreilles du Silly Plaza
Mahatma Bandit

La chasseuse d'oreilles du Silly Plaza

Ça faisait bien vingt-cinq ans que je n'étais pas revenu au Silly Plaza. Le patron du troquet l'avait nommé ainsi pour faire genre américain. Dans la salle, il avait mis des néons roses et bleus, des posters de pin-ups, des loups de Tex Avery, des modèles réduits de Cadillac et des billets de cinq dollars clignotants. Il avait vu un peu trop de films.
Un jour, un américain, je veux dire un vrai américain égaré dans notre banlieue, avait poussé la porte du Silly Plaza. Il avait à peine réussi à avaler son café, tellement il était occupé à s'empêcher de s'étouffer de rire. Ça devait lui faire un peu la même impression qu'un français qui se retrouverait à L.A dans un bistrot avec des baguettes et des camemberts fluo accrochés au mur.

Le Silly Plaza, c'était le lieu d'échouage de tous les bateaux humains en perdition qui dérivaient dans notre zone. Des lycéens qui séchaient les cours, des vieux qui tapaient la belote avec des mains aussi cornées que leurs cartes, des petits chefs de bureau qui venaient faire un flipper vite fait en relevant le col de leur imper, pour mettre au moins dans le regard des autres le mystère qui manquait à leur vie. Ils mataient les lycéennes du coin de l'oeil, en tapant sur le flipper, pour bien attirer leur attention sur le fait qu'ils venaient de faire une fourchette d'enfer. Histoire de suggérer à la cantonade, l'air de rien, qu'ils étaient capables de bien d'autres choses sous les draps. Le flipper semblait décupler leur excitation.

Quand ils tapaient trop fort sur le flipper, le patron, qui se faisait appeler Harry à cause de l'inspecteur Harry, faisait un long "héé hooo". Pas hostile ni agressif, on aurait presque dit une petite chanson de tribu, pour soutenir le travail aux champs. Le "héé hooo" de Harry calmait tout de suite le petit chef de bureau, qui essayait d'en profiter pour glisser une oeillade complice à une lycéenne, traduction "je suis tellement puissant que je ne sens pas ma force, que voulez-vous je suis un homme, etc".

Manque de bol, un jour, le petit chef de bureau du moment était tombé sur Cindy. Elle devait avoir une vingtaine d'années, elle travaillait comme vendeuse au magasin de fringues qui était à l'époque à côté du Silly Plaza. Elle venait boire son capuccino pendant sa pause. Le type lui avait envoyé la fameuse oeillade et elle ne lui avait jamais rendu ses yeux. Elle l'avait séché en trois mois, littéralement vidé de son âme. Si vous apercevez sur la place de la ville, un vieux clodo qui porte une bouteille dans chaque oeil, c'est lui ou ce qu'il en reste. Il est toujours là, il gravitera autour du Silly Plaza toute sa vie, même si ça fait longtemps qu'il est interdit d'entrée dans tous les cafés de la ville. Il n'a même plus besoin de boire, il a été bu.

Cindy, je la croise, de temps en temps, au supermarché. Elle a pris vingt-cinq ans mais pas un seul kilo et elle est toujours très belle. On ne se parle pas, mais on se fait un signe de tête un peu tendre, puis on détourne les yeux. Peut-être parce qu'on n'a pas envie de discuter une centième fois des rigoles de sang séché, ni de sa collection.

Elle était rousse, assez grande et sacrément sensuelle. Comme tout ce qui portait des chromosomes xy dans notre petite ville, je m'intéressais à elle. Quand un homme l'abordait, elle lui disait toujours, avant même de se présenter "moi, j'ai un but". Personne n'a jamais su ce qu'était son but, mais elle avait la manière de le dire, avec sa voix un peu rauque. Elle arrivait à donner du sens à tout le fatras de la décoration pseudo-américaine d'Harry. Quand elle disait son "moi, j'ai un but", on aurait dit la voix de Dieu dans "Les dix commandements", les néons roses et bleus devenaient des étoiles. L'homme hochait la tête comme s'il avait été mis dans une confidence réservée à une poignée d'élus, sans jamais songer à lui demander des précisions.

Personne n'a jamais pu rien prouver. Et puis, ce petit chef de bureau à la con, il n'avait qu'à jouer au flipper avec sa bite, ça l'aurait calmé. Cindy était très belle, elle aurait fait fondre un glacier rien qu'en apparaissant, mais elle ne provoquait jamais. Les regards du type s'étaient faits de plus en plus lourds et appuyés. Le reste, on ne l'a pas vraiment su dans les détails, mais on a compris qu'il s'était passé quelque chose entre le petit chef de bureau et la jeune vendeuse.

Un jour, il est revenu au Silly Plaza sans elle, avec un pansement sur l'oreille droite. Sur le trou qui avait été son oreille droite. Pressé de questions, il avait dit qu'il s'était blessé et tout le monde avait accepté son explication. Puis, il s'était éteint rapidement, je veux dire qu'il était toujours là, mais sans l'être. Quelques mois plus tard, il n'avait plus ni travail ni maison.
Cindy, elle, était revenue un peu plus tard, s'asseoir à sa place habituelle, sirotant son capuccino. Rousse. Belle. L'air si gentille et si avide à la fois.

J'ai été un de ses amants. Je ne sais pas pourquoi elle ne m'a rien fait à moi. Je crois qu'elle voulait que je la comprenne, qu'elle m'avait choisi pour ça. Et pour être en état de la comprendre, il fallait que je reste entier.
N'empêche, elle devait avoir sacrément confiance en moi, Cindy, pour me montrer ses pots à glace. Elle me les a montrés après que j'ai remarqué tout haut les rigoles de sang séché mal effacées dans sa salle de bains. "On se croirait dans un film d'horreur", j'avais fait pour rigoler, en lui tenant la taille avec la ferme intention de la prendre par derrière à la seconde d'après. Cindy m'avait répondu tranquillement "tu ne crois pas si bien dire. Viens, je vais te montrer ma collection".

Elle avait retiré des pots à glace de son congélateur et elle m'avait demandé : "tu ne trouves pas que les gens ne s'écoutent pas assez les uns les autres ?".
Sans attendre ma réponse, elle avait ouvert ses mallettes. Elles contenaient toutes une seule et unique chose. Des oreilles. Des oreilles d'hommes, de toutes tailles, formes et couleurs. Tranchées net, puis mises dans la glace.
Elle avait fermé les yeux d'extase en en prenant une et en se l'appliquant sur sa propre oreille.
"Si tu savais ce que j'entends..." m'avait-elle confié, d'une voix entrecoupée par le plaisir.
Puis elle m'a parlé de sa passion des sons, de son désir dévorant d'entendre le monde de toutes les façons possibles.
Et je ne me suis pas moqué d'elle.

Je n'ai jamais rien dit et je ne dirai jamais rien. Je suis le complice d'une presque criminelle. J'ai laissé Cindy continuer sa collection. Elle prenait bien soin d'espacer ses chasses et de varier les villes et les heures, pour qu'aucun lien ne puisse être établi pour remonter jusqu'à elle. Aucun de ses amants n'a jamais parlé non plus. J'ai la bizarre impression qu'ils sont secrètement fiers d'avoir été désirés par elle à un point tel qu'elle voulait garder une partie d'eux. En quelque sortes des Van Gogh à l'oreille coupée, en mieux, car eux au moins ont été reconnus de leur vivant.

J'ai poussé la porte du Silly Plaza, ça faisait bien vingt-cinq ans. En fait, ce n'est plus le Silly Plaza, depuis plus de dix ans. Dommage, il avait un genre, ce troquet, avec sa fausse Amérique, ses néons roses et bleus et son flipper aphrodisiaque.
À la place, il y a une agence immobilière. J'ai toujours pensé que dans la vie il n'est jamais trop tard. Alors, la prochaine fois que je croise Cindy, je vais lui proposer qu'on renoue nos liens intimes et qu'on se trouve une petite maison ensemble. On ne sera pas difficiles. La seule chose qu'on exigera et sur laquelle on ne transigera pas, c'est l'accoustique.
Notre maison sera un havre de paix pour toutes les oreilles du monde, elle aura un très beau son et des grands congélateurs.







t'en a toi entre les deux oreilles! :lc:

non, sans rire, c'est à la fois terrible et très drôle et hachement bien écrit sans un mot de trop.

noir avec beaucoup de sucre !

Mahatma Bandit

Ouin , j'ai posté dans l'enthousiasme du premier jet (en contradiction totale avec ce que viens de dégoiser ici même à l'auberge sur un autre fil de discussion mais bon, tante Jeannine me disait hier encore que tous les hommes sont comme ça) et j'y trouve des mauvaises tournures voire fautes de français.
Mais l'ensemble est marrant et seul Saint Foutre sait d'où diable j'ai pu extirper cette histoire. Au début, c'était juste censé être une évocation avant/après du café Silly Plaza, puis la chasseuse d'oreilles s'est imposée d'elle-même, en plein écriture, sans avoir été invitée.
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