Bonjour les amies,
Il n'y a plus grand monde ici... tout le monde est parti ? Tout le monde va bien ?
J'ai encore écrit une nouvelle nouvelle après celle de Rose, mais je ne l'ai pas mise ici, pour ne pas trop envahir. Vous pourrez la lire avec les autres, quand des millions d'exemplaires de mon recueil inonderont vos librairies et que la Mahatmamania battra son plein
Mon recueil, il est complet, je n'ai plus que de la correction à faire sur deux nouvelles seulement. Dans une semaine il sera imprimé, relié, envoyé. Je remercie l'auberge de Ragueneau à laquelle le recueil doit beaucoup (de mémoire, 9 textes du recueil en proviennent).
En espéranr que la vie vous sourit, je vous partage celle sur laquelle je suis, une ancienne de quelques années, mais pas mal remaniée aujourd'hui même.
À bientôt.
S*
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? Non non, n'entrez pas, pas encore !
Mon frère, ma s?ur et moi nous regardâmes brièvement, presque furtivement, mal à l'aise à l'idée de devoir admettre l'évidence : nous avions tous les trois quarante ans passés et la voix de maman produisait toujours le même effet sur nous. Elle n?avait pas besoin d?élever le ton, une phrase courte prononcée d?une voix douce suffisait à nous ployer, comme si maman marchait doucement sur nos dos, sur la pointe des pieds.
? Sandro, quend elle nous dira d?entrer, vas-y le premier !
Rosa se recula discrètement le plus loin possible de l'entrée du salon, s'effaçant pour me laisser entrer, le moment venu.
? C?est normal, c?est toi qui la vois le plus souvent.
Je quétai du secours dans le regard de Giorgio, mais il semblait absorbé dans l'inventaire des poissons rares de l'aquarium. Il se tourna vers moi et me demanda :
? Tu les reconnais, toi .?
Sans attendre ma réponse, il désigna du doigt un poisson-clown, orange et blanc.
? Celui-là. Je jurerais qu?il y était déjà. Je me souviens de lui. Le jour du baptème de Rosa. Il avait son air bien à lui. C?est le même, non ?
Je haussai les épaules et lui répondis simplement.
? Tu devrais t?asseoir et te détendre un peu, Giorgio.
Maman nous avait appelés tous les trois le samedi d?avant pour nous dire qu'elle voulait absolument nous voir ensemble chez elle. Je m?amusais toujours du fait que nous, ses trois enfants, étions rémontés haut sur la jambe italienne, ?jusqu?à l?intérieur des cuisses? disais-je à Rosa, exprès pour la faire rougir.
Depuis Padoue, Gênes et Ravenne, nous avons donc convergé le samedi suivant vers maman.
J'avais laissé le magasin à Giuletta, je n'avais même pas songé à discuter, ni même à repousser le rendez-vous. Les chevaux de Rosa resteraient avec son mari, le temps d'une journée. Quant aux élèves de Giorgio, ils ne s?apercevraient même pas de son absence, puisqu?ils n?avaient pas école le samedi.
Maman n'allait pas mourir, nous le savions. Elle n'était pas malade, n'avait pas été délaissée par son amant du mois.
Pourtant, nous nous étions tous les trois précipités vers la maison de San Giuseppe, mus par cette voix grave, impérieuse qui semblait lasse sur les voyelles, puis reprenait toute son autorité naturelle sur un claquement de consonnes.
Elle nous avait convoqués pour ce qu'elle appelait "une surprise". Nous avions traversé tous les trois, chacun à notre pas, le jardin de notre enfance. Rosa à grandes enjambées et en inspirant profondément, Giorgio avec mille détours minutieux pour vérifier les poussées et les flétrissures, et moi en riant tout bas comme si j?avais à nouveau huit ans.
Au passage et comme il se devait, nous avions souri au poirier et Rosa nous avait demandé :
? Sandro, Giorgio, vous croyez qu'un jour, nous passerons à côté de lui sans le voir ?
Giorgio avait semblé tétanisé à cette idée :
? S?il est abbatu, peut-être. Mais ce ne sera pas bon signe. Ce jour là, nous aurons commencé à mourir.
Le poirier de maman était célèbre dans le village et dans toute la famille, et même jusque chez les cousins américains.
Nous savions tous depuis notre prime enfance que plus il porterait de fruits, plus l'année serait faste pour chacun de nous.
Personne ne savait d?où venait cette légende, mais aucun d?entre nous n?aurait jamais osé la tourner en ridicule, ni devant maman, ni entre nous, ni même dans le secret de notre pensée.
Chaque fruit correspondait à une chance à cueillir. Cette année, il y en avait très peu, ce que remarqua Rosa. Je haussai les épaules devant son discours muet mais éloquent.
? Il faudra faire avec le peu qu?on a.
Giorgio avait pris ses premiers cheveux blancs depuis que je l'avais vu pour la dernière fois. Il essayait en vain de les recouvrir de ses autres cheveux, ce qui lui donnait une coiffure ridicule. Rosa avait encore un peu grossi, elle allait finir par réaliser son rêve : devenir l?exact contraire de maman. Et moi, j'étais simplement un peu plus calme, un peu plus rapidement fatigué, mais sans changement notable. Bien sûr, c?étaient les autres qui changeaient, les autres et pas moi.
? N'entrez pas, je vous dis !
Aucun de nous trois n'avait esquissé le moindre mouvement vers le salon. Toutes les cinq minutes, la voix de maman résonnait à travers la porte pour nous prévenir qu?il n?était pas encore temps de la voir.
Au bout d?une heure, j?osai demander :
? Que nous prépares-tu, maman ? Quelle est cette fameuse surprise ?
J?avais dissimulé mon appréhension sous un ton léger, comme si elle avait été simplement occupée à remuer des papiers, à dresser une table, à décorer un sapin, mais, de l?autre côté de la porte, il n?y avait pas le moindre bruit, pas le moindre mouvement. Nous percevions tous les trois que maman se tenait parfaitement immobile, quelque part dans le salon. Sa présence brasillait, quelque part vers le milieu de la pièce. Maman crépitait d?un feu mystérieux que nous ne devions pas voir. Pas encore.
Enfin, elle donna le signal.
? Vous pouvez entrer, maintenant !
Rosa passa la première. À la seconde même où elle passa le seuil de la pièce, dans son silence, je perçus un cri étouffé à l'extrême, puis elle plaça ses mains sur ses hanches et dit :
? Mais qu?est-ce qui te prends, maman ?
Je la suivis de peu, puis Giorgio. Notre procession s'arrêta net, à bonne distance de maman. J?avais poussé le même cri inaudible en étouffant une sorte de rire désespéré, presqu?un hoquet. et Giorgio m?avait fait écho, en soupirant et en secouant la tête.
? Je vais très bien, mes enfants, rassurez-vous.
Presque nue, vêtue d'une serviette enroulée autour de ses jambes et la tête complètement couverte d'un sac en papier, maman nous regardait. Pas avec son visage mais avec son dos nu.
Ce dos, creusé par la trace de sa colonne vertébrale, accentué par les cernes des omoplates, n'était pas moins perçant que le regard qu'elle nous aurait lancé avec ses yeux noirs, gouttes opaques d'un lac empoisonné.
À ses pieds, trois stylos feutres rouges étaient posés. Chacun, légèrement plus petit que l'autre, afin que chacun de nous trois puisse reconnaître le sien au premier coup d'?il, suivant qu'il était aîné, benjamin ou cadet.
Aucun de nous trois n'osait proférer le moindre son. Mais dix secondes après, nous avions chacun notre stylo en main.
Maman ne se retourna pas. Avec le sac en papier sur son visage, le côté d?elle que nous pouvions voir n?importait plus. Nous contemplions son corps maigre, mais qui se maintenait bien. Combien de temps cela faisait-il que nous n'avions pas contemplé le dos nu de maman ? Trente ans ? Trente-cinq ? Peut-être quarante, pour moi ? Il fallait remonter au temps de notre petite enfance, lorsque papa était vivant qu?elle nous baignait tous les trois ensemble. La salle de bains, qui avait ses propres lois, indépendantes du reste de la maison, nous permetttait de constater que maman était une femme, bien avant que nous puissions comprendre ce que ce mot voulait dire.
En contemplant ainsi le dos nu de maman, nous tous trois l'impression de commettre un sacrilège, à l'invitation même de celle que nous profanions.
? Mes enfants, je veux que vous écriviez sur mon dos.
? Qu?est-ce que tu racontes, maman ? Qu'est ce que c'est que cette histoire ?
Giorgio s'énervait un peu. De nous trois, c'était lui qui avait toujours eu le plus de mal à rentrer dans le monde complexe de maman. De nous trois, c?était lui qui aimait le moins s?écarter des chemins tracés, de tout ce qu?on peut mesurer et peser au millimètre et au gramme près.
Elle ne se formalisa pas, pas un muscle de son dos nu ne tressaillit et elle répondit d'un ton égal, autant pour nous tous, y compris elle, que pour mon frère.
? Je veux que vous écriviez sur mon dos ce que vous pensez de moi. En une phrase de pas plus de dix mots.
Je fus sur le point de me signer, chose que je n'avais pas faite depuis ma puberté.
J?avais envie de m?agenouiller et de prier Dieu pour qu?il chasse le faune sacrilège, le bouc païen qui avait pris possession de maman.
D?un ton sentencieux, Giorgio articula, en détachant mes mots, comme si c?était lui le parent et maman l?enfant.
? On n?écrit pas sur le dos de sa mère. Ça ne se fait pas. Ce serait comme si...
J?étais sûr qu?il allait dire ?comme si je te faisais pipi dessus?, mais il ne voulut pas prononcer ces mots et ajouter l?insulte au blasphème
Maman répondit tranquillement :
? Et pourtant, tu le feras.
Les défenses tombèrent d?un coup de son visage et il sembla admettre qu?elle avait raison.
? Et pourtant, je le ferai.
? Parce qut tu en meurs d?envie.
Elle avait raison d?affirmer cela à mon frère. À présent, un élan dévorant me prenait, de couvrir le corps de maman de ronds et de croix, de jouer au morpion sur sa peau, d?y dessiner des portes et des fenêtres, ou un garage. Mais je n?avais droit qu?à une phrase de moins de dix mots.
Maman nous tournait toujours le dos, nous montrant le côté de son corps qui ne nous avait pas porté, Rosa, Giorgio et moi.
La main de Rosa se pliait et se dépliait, s?ouvrait et se refermait comme une anémone de mer. Elle était la plus jeune, la seule encore au-dessous de quarante ans, et, malgré ses rondeurs, très peu atteinte par l?âge, son visage se creusant même souvent de fossettes enfantines.
? Maintenant, maman ?
? Oui, Rosa. Maintenant. Pourquoi attendre ? Maintenant que c?est dit, ça doit être fait.
Elle laissa passer quelques secondes avant d?ajouter.:
? Et soyez sincères. Même si vous avez envie de mettre une insulte, n?hésitez pas à le faire. Je ne vous en tiendrai pas rigueur.
Rosa faillit éclater d'un rire nerveux.
? Et comment tu feras pour lire ce qu'on aura marqué ?
Maman changea légèrement de ton pour s'adresser à ma s?ur cadette, son intonation se chargea d?une sorte de résonance intime, comme si ce qu'elle allait dire ne pouvait être compris qu'entre femmes.
? Je ne le lirai pas, jamais. Ce soir, je le laverai. Mais vous, vous l'aurez écrit et vous vous en souviendrez toute votre vie.
? Mais pourquoi ce sac en papier sur ta tête ? Est-ce qu?il y a besoin d?une telle cérémonie ?
Maman répondit :
? Si vous pouviez voir mon regard ou les expressions de mon visage, vous en seriez forcément infuencé et votre texte ne serait pas le même. Il ressemblerait à un texte ordinaire et non à ce qu?on peut écrire sur le dos d?une mère aveugle et muette.
Et de son sac de pénitente qui recouvrait son visage, sembla s'échapper une incommensurable nappe, faite à part exactement égales d'un orgueil monstrueux et d?un total oubli de soi.
En tant qu'aîné, je passai le premier.
Rosa et Giorgio, ainsi que maman nous l'avait ordonné, me tournaient le dos pour ne pas me déconcentrer, et, entouré des dos, de mes frères et de celui de maman je fis face à la peau maternelle, approchant d'elle mon stylo feutre, millimètre par millimètre.
Ce fut la plus longue minute de toute mon existence.
Au bout de cette minute, j?écrivis simplement ?Maman, je t?aime mais tu en fais trop?.
Maman ne bougea toujours pas après que Giorgio, puis Rosa eurent fini d'écrire sur elle. À présent, notre mère était un livre. Aucun de nous trois n'avait lu les chapitres des deux autres. Maman nous avait demandé de les recouvrir de nos mains et de ne pas en prendre connaissance.Nous avions donc écrit notre phrase sans connaître celle des autres. Et elle même n?en lirait aucune.
C'était un drôle d?ouvrage un livre où chaque page était réservée à un lecteur différent.
Nous avions réusi à répondre sans faiblir à l?appel de maman et l'attitude même de son corps semblait nous approuver, comme si nous avions fait montre d'un grand courage, voire d?une inconscience qui appartient aux seuls tout petits enfants.
Nous prîmes congé le plus normalement du monde et saluèrent maman comme si nous avions passé un samedi ordinaire, à deviser des haras de Rosa, de l?école de Giorgio ou de mon magasin.
Maman ne bougea pas d?un centimètre pour nous raccompagner. Elle demeura dans la même position mais nous fit signe de la main. Du dos de la main.
Aucun de nous trois ne posa la moindre question aux deux autres. Nous marchâmes plus lentement qu?à l'aller. Rosa semblait avoir minci et j?aurais juré que les cheveux de Giorgio étaient redevenus noirs.
En passant près du poirier, nous trouvâmes une poire tombée à terre, bien en évidence. Nous ne l?avions pas remarquée en entrant.
Elle portait un P élégant entouré d?un c?ur, tracé au feutre, l'initiale du prénom de maman, Paola.
Et sur l?autre face, ou peut-être sur son dos- mais comment savoir où se trouve le dos d?une poire ?- deux yeux et un sourire étaient dessinés.
Nous ne comptâmes pas les poires qui restaient sur l'arbre.
Au lieu de cela, Giorgio, Rosa et moin nous nous sourîmes d'un air entendu et nous dirigeâmes chacun de notre côté; vers la seconde moitié de notre vie, vers l?avenir qui nous dirait si nous avions été capables; comme le stipulait la légende familiale, de cueillir notre chance.