- Fais pas chier, putain de pute !
En âge, j'avais largement deux fois moins que ce qui me servait d'interlocuteur. Mais ce n'était pas le genre de détail qui allait m'arrêter. Je lui ai rétorqué :
- Mais ta gueule ! Mais regarde ! Mais merde, regarde ta main !
Dans ce troquet, le seul qui était ouvert très tard dans notre coin, on ne faisait pas trop de manières.
Ce vieux con, cette raclure, avait soudain les traits les plus beaux que j'avais jamais vus.
Il avait une étoile dans sa main, ce naze, une vraie étoile, l'Étoile quoi, même moi qui ne connais rien à rien, je l'avais reconnue tout de suite, l'Étoile, je veux dire, je ne l'avais jamais connue mais je l'ai reconnue quand même, et lui,il n'avait rien compris. C'était pas possible d'être aussi branque.
Non mais sérieux, je me suis dit, mais Dieu, mais quoi, qu'est-ce que tu trafiques, à foutre de l'or pur dans la main d'un mec pareil ?
Je te jure, on voyait sa vieille main de merde, complètement illuminée de l'intérieur, tu voyais tout, la paume comme un foetus rouge éclairé du dedans. C'était beau à pleurer.
Lui, il ne me calculait pas plus que d'habitude.
- Tu veux quoi, petite pute ? T'as pas ta tête de tous les jours, tu vas pas écarter les cuisses ce soir, je le sens bien. Alors pourquoi tu me causes ?
Il n'a pas attendu ma réponse. De toute façon, il joue, il sait que je suis trop chère pour lui. Étudiante et tout. Alors, ma réputation et moi, on l'emmerde. Ce prolo, pour faire aller et venir sa pine entre mes deux seins rien que pendant dix minutes, le vieux débris aurait dû renoncer à un bon mois de son gros rouge. Il n'a jamais pu ne serait-ce que rêver de m'effleurer. Et puis, ces petites fantaisies, je ne veux pas en faire une habitude. C'est juste pour payer mes nécessités. La crise et tout ça.
Il a serré les poings, les a desserrés, puis resserrés, on aurait dit un coeur qui bat, mais je savais bien que le vieux n'avait pas de coeur. Juste un gland qui pulsait irrégulièrement. Sauf qu'avec l'Étoile dans sa main, il avait un phare, oui, parfaitement, il tenait un phare dans sa main, capable de diriger tous les navires du monde.
Merde, pourquoi il fallait que ce soit ce vieux torchon qui tienne une vraie étoile dans sa main ? L'Étoile ! Pourquoi pas maman, qui travaille et qui vit toujours pour les autres ? Pourquoi pas ma petite soeur, qui est si pure que la rosée du matin se cale sur ses yeux pour essayer d'être presque aussi belle ? Pourquoi ce vieux tas libidineux ?
Il a dû capter une sorte de tendresse dans mes yeux et il a grasseyé :
- Ah tu vois, tu y viens !
Et alors, quand je suis tombée à genoux, il a exulté.
Pauvre con. Il croyait que je m'agenouillais pour le sucer.
Il n'a pas vu mes larmes. Il n'a pas écouté mon souffle haletant, ou bien il a cru que je lui faisait du gringue.
Pauvre mec. Je ne sais où il avait ramassé l'Étoile, dans quel champ céleste il l'avait cueillie. Mais elle était bien là, dans sa paume à lui.
Et, ce vieux tas de merde, soudain, j'avais envie de l'aimer, de l'adorer, de caresser longuement ses doigts à moitié morts, de lêcher sa paume sèche. De le rendre spongieux, gorgé de vie rien que pour moi, rien que pour qu'il me gicle l'Étoile dans les tréfonds.
Tout ça parce que cette loque avait ramassé quelque chose par hasard dans la rue, tout en titubant et se retenant de vomir son pinard bon marché.
Mais Dieu, mais Seigneur, mais quoi ? Toi aussi, tu bois ou quoi ?
À un moment, le vieux a bien été obligé de trouver une explication à la lumière qui vivait dans son poing.
- Ça... ça doit être une putain de météorite à la con. Ou un truc publicitaire. Ou merde ! J'en sais rien, moi !
Il a lâché l'Étoile, je crois qu'il a craqué quand il a vu les dizaines de chiens et chats s'asseoir en cercle autour de lui.
Ou peut-être qu'il a remarqué que malgré la nuit, les fleurs et les herbes se tournaient vers lui comme vers un soleil.
Alors, il m'a dit, doucement, sincèrement, en se dépouillant de toute sa saloperie, en se dénudant jusqu'à l'os :
- Je te la donne. C'est trop grand pour moi. Après tout, peut-être qu'elle va t'aller, à toi ?
Et il est parti.
J'ai regardé l'Étoile, je l'ai contemplée pendant des heures. Depuis, le jour s'est levé et je suis toujours accroupie devant elle, devant l'entrée du troquet. Les volets roulants sont fermés. Les gens commencent à s'asseoir autour de moi et attendent. Peut-êtte que beaucoup de temps s'est écoulé, bien plus qu'une seule nuit. Peut-être que depuis qu'il m'a confié l'Étoile, le vieux est mort ou même ses enfants et ses petits enfants. Je ne sais plus quel âge j'ai, aujourd'hui. Je ne sais toujours pas quoi faire de l'Étoile.
Putain, mais merde, j'en fais quoi ??