"Pas de témoin, je présume, juste la lune et encore
Et ce trésor, cette colombe qui vous avait ralentie
Vous l'avez posée dans l'ombre et l'ombre vous a reprise"
(Francis Cabrel)
-- Mauvaise mère nature --
Je n'irais pas te noyer.
Si tu étais un cheval, je te mênerais vers un point d'eau, vers un lac vaste comme un océan, avec des reflets chauds, comme s'il était couvert d'ibis rouges. Je me tiendrais comme ça, regarde moi, tu vois, je marcherais comme ça, avec un air un peu noble, mais pas prétentieux. Comme quelqu'un de très haute naissance qui aurait été jeté à la rue.
Il ferait chaud, mais pas trop. On pourrait porter quelqu'un sur son dos sans le sentir comme un fardeau. On pourrait porter un enfant sans s'inquiéter. Il y aurait lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche, et aucun de ces noms ne ferait peur.
Si tu étais un cheval, je te laisserais boire tout le lac.
Je ferais une mauvaise mère nature, je ne saurais pas t'arrêter, j'attirerais tous les oiseaux pour que tu les avales aussi. Je ne serais pas rassasiée tant que tu n'aurais pas mangé le soleil.
Je ne casserais pas ton cou d'un revers de main.
Je commence à en avoir plein les mollets, je passe devant des usines, je me dis que peut-être dans vingt ans, tu seras là-dedans. Comme moi, tu n'auras pas ton bac. Comme moi, tu arriveras à l'usine quand il fera encore nuit et tu partiras quand il fera déjà nuit. Ils me l'ont seriné cent fois, autour de la table de la cuisine. Tu enfourcheras un vélo rouillé, tu seras à moitié endormi sur le guidon, tu feras toujours les mêmes gestes pour les mêmes gens. Et tu renconteras une fille comme moi, à qui tu feras un enfant, rapidement, debout, comme pendant une pause entre deux emboutissages, avant de disparaître.
Tu sais, on aurait dit qu'ils en avaient envie, que tu devienne comme ça. On aurait que si on était heureux, ça les aurait rendus malheureux.
Mais je ne t'étoufferai pas en pressant sur ton nez leurs nappes du dimanche.
Je ne mettrai pas ma main sur tes yeux pour t'empêcher de voir les cons.
Je n'en peux plus de marcher. Mes chaussures me rentrent dans le talon. Je pèse une tonne. Ce n'est pas toi qui pèse, je te promet, s'il n'y avait que toi, je serais légère, forte, souple, invincible. C'est d'eux que je suis lourde.
Je passe devant l'hôpital, celui où ils voulaient que j'aille avec toi. Pour être guérie de toi. Dans leurs rêves, je poussais la porte avec toi et je ressortais sans toi. Ils appelaient ça "me donner une chance".
Je crache vers l'hopital. Si j'étais un homme, je me masturberais furieusement et je laisserais voler ma semence jusqu'au bâtiment pour qu'elle tache tous leurs lits.
Je ne sais pas ce qu'on te raconteras, mais moi je te le dis maintenant, tu m'écoutes. Ton père ne sait rien, il ne sait pas que tu existe, enfin disons qu'il n'a pas très envie de savoir mais je te jure qu'il ne te déteste pas.
Tu sais qu'ils m'ont même dit que si j'allais à l'hopital, j'aiderais seulement un peu la nature, que ce serait comme pousser un enfant sur la balançoire un peu trop fort, rire avec lui et le regarder s'envoler.
Je serais vraiment une très mauvaise mère nature. Moi, je te pousserais doucement, je ne laisserais pas le ciel trop t'attirer.
Je te promets que je te clouerai pas sur leurs croix.
Je suis arrivée. Au milieu de la zone industrielle, il y a une église. Elle est neuve, mais ils l'ont construite un peu comme une ancienne, avec une fléche et un clocher. Autour, il y a des tout petits arbres, tout jeunes, on dirait un paradis en modéle réduit.
L'église aussi est basse. J'aime bien ça, ça me donne l'impression de ne pas te laisser tomber de trop haut. Tu vas te poser doucement, comme une feuille.
Quand j'étais plus petite, j'aimais bien regarder l'église depuis mon bus qui allait au collège, je me demandais toujours ce qui pouvait se passer là-dedans. Le soir, je leur demandais à eux, ils haussaient les épaules. On aurait dit qu'ils avaient déjà peur que je me donne à quelque chose ou à quelqu'un.
Je ne te donnerai pas à leur lave-vaisselle, ni à leur micro-ondes.
J'ai sorti ma lettre. Je ne t'ai pas encore sortie toi. Je veux que ça dure encore, nous deux.
Je ne sais même pas si ça se fait encore, de déposer les enfants à la porte d'une église. Dans les romans oui, dans ceux qu'on étudie pour le brevet ou pour le bac français, il y a toujours une mère du dix-neuvième siècle qui pourrait être une copine de classe qui vient déposer un bébé sur les marches, et une soeur dont on voit seulement les yeux et la moitié des joues qui vient le prendre au petit matin en murmurant "oh mon dieu oh mon dieu".
Une chose que je n'avais pas prévue : il n'y a pas d'escalier. Il y a le sol et la porte. Mais pas de parvis, pas de seuil, rien. Quand j'étais dans le bus, dans le temps, j'étais un peu loin, je ne voyais pas tout.
Il n'y a pas d'escalier. Je ne sais pas où te poser.
Je serais vraiment une mauvaise mère nature. Je n'avais pas prévu que tu voudrais rester.