Première audition de la Symphonie pour la Paix
S*



-- Première audition de la Symphonie de la Paix --


On en a tous parlé par talkie-walkie et on a voté. Le plus long a été de décider si on emmenait les enfants. Pour en arriver à prendre la décision de les sortir, on a dépensé dix bonnes minutes de piles, à chuchoter. Ça rajoutait encore à l'ambiance, brassait encore plus ce magma indistinct que formaient les mouvements de nos corps confinés, leurs odeurs, leur impatience. Nous étions environs quatre-vingt points d'interrogation d'humus.
Mais au moins, ça permettait aux morts de ne pas trop sentir.
Les enfants avaient commencé à organiser un drôle de jeu dans le hangar : ils prenaient un mort inconnu et ils commençaient à raconter sa vie en inventant tout ce qu'ils pouvaient et celui ou celle qui la racontait le mieux avait droit à une ration d'eau supplémentaire.
Moi, je trouvais ça génial, mais c'est à ce moment qu'Aziliz a dit qu'elle était pour laisser les enfants sortir avec nous.

Tenir un vote chuchoté dans un talkie-walkie, avec des enfants surexcités par quinze jours d'enfermement total n'est pas une mince affaire. Ils vous tournent et retournent autour, avec un air grave qui ne va pas du tout à leur visage, puis ils filent à toute vitesse pour parler aux autres groupes de ce qu'ils n'ont pas réussi à entendre, en racontant n'importe quoi, puis les autres groupes se préciptent eux-mêmes pour propager la rumeur. L'important est d'avoir quelque chose à dire, que quelque chose se passe, n'importe quoi qui fasse lever les rideaux métalliques. Les enfants disaient "ouvrir les paupières".
Oui, Aziliz avait raison, il était temps.

Maëlle dit, enfin plutôt crachote, à travers son talkie-walkie, que le plus simple serait de donner le droit de vote aux enfants. Qu'après tout, on est dans la même galère, et, quelque part, eux à cause de nous. Ou de gens comme nous. Que les enfants aussi, que les enfants surtout ont droit à la musique. Qu'on ne va pas les priver de fest-noz et que tout doit continuer comme avant. Sauf que le fest-noz aura lieu en plein jour. La nuit, c'est trop risqué, on ne sait pas trop quelles bandes, débarassées de toute autorité pour les retenir, peuvent traîner.
N'empêche que je ne suis pas médecin, mais mon intuition me dit que leur glande thyroïde doit être plus sensible que celles des adultes et que, normalement, la prudence aurait du nous inciter à repousser la fête de quinze autres jours. On ne sait jamais ce qui traîne encore dans l'air ou dans ce qu'est devenu l'air. On a perdu très peu d'enfants, mais à chaque fois, c'était affreux de les voir pourrir vivants en quelques jours, sans même pouvoir répondre à leurs questions.

Alors, on a décidé, dans une sorte de folie collective, de lever tous les rideaux, d'ouvrir les paupières aujourd'hui à midi.
C'est Maëlle le Gouerrec qui organise la fête et si Maëlle est encore vivante, c'est bon signe. Car elle, elle est restée dans le sous-sol de sa maison, donc moins protégée que nous, dans le hangar. Et après tout, le Port Militaire était à trente kilomètres d'ici. C'est peut-être une distance suffisante.
Il paraît que ça dépent beaucoup du vent. Du vent, ici, il y en a pas mal. Il a peut-être porté beaucoup plus loin le pire des retombées. Pourquoi pas jusqu'à Paris ? Là où ils décident à notre place...

Midi moins le quart. Je vois les enfants compter chaque seconde. Je peux presque voir la trotteuse bouger dans leurs yeux. Ils se sont tous rassemblés en demi-cercle dans le coin de l'estrade où parlait Aziliz. Ils nous regardent à peine, ne nous posent plus de questions comme ils le faisaient au début.
On ne connaît pas les réponses. On ne sait rien. Il y avait pourtant des articles de journaux sur le sujet, des livres, des sites, qui s'étaient multipliés ces dernier temps, forcément. Tous les locaux publics avaient reçu leur compteurs Geiger. Mais au fond, ça restait abstrait. Même pour nous. On savait que ça se rapprochait dangereusement, on était même ceux qui poussaient les cris d'alarme. Aziliz avait fait deux semaines de prison à cause de ses conférences pour la paix. On avait tous été plus ou moins emmenés au moins une fois par la police, sous des prétextes fallacieux. Mais, déjà, surtout vers la fin, dans les yeux des flics, on avait vu que le coeur n'y était pas, qu'ils n'avaient plus envie de jouer à ceux qui étaient du bon côté, de jouer aux gagnants, que de toute façon, on allait bientôt tous perdre. Tous perdre. Eux aussi avaient une famille, des enfants.
Mais au fond, jusqu'au bout, tout ça restait abstrait, pour les autres, loin, ailleurs. Pas ici. Pas maintenant.
C'était compter sans l'importance stratégique du Port Militaire de Brest.

Maëlle Le Gouerrec s'était mise en tête de composer une sorte de symphonie de la paix pour bombarde et biniou. Le dernier mois, elle ne pensait plus qu'à ça, elle voulait avoir le temps de l'enregistrer en studio pour en faire un CD qui marque son temps. Mais avec le choc électro-magnétique, je crains qu'on en soit revenu pour un sacré moment à la bonne vieille tradition orale.

Midi moins dix. Une chose qui me frappe, c'est combien certaines choses ont changé en quinze jours seulement. Il suffit de voir la réaction des enfants. Dans le noir du hangar, j'ai parfois l'impression de voir leurs yeux briller d'un feu commun qui n'existait pas, avant. Ils s'organisent le plus possible entre eux, comme s'ils nous toléraient gentiment. Leurs mouvements se font collectifs, comme s'ils se donnaient le signal de bouger ou d'écouter par un canal inaudible.
Quand je lui en ai parlé, Aziliz a haussé les épaules.
- Les enfants n'ont pas besoin de piles... Tu remarques qu'ils se passent le mot, parce que nous sommes enfermés jour et nuit avec eux depuis quinze jours, c'est tout. Mais ça a toujours été ainsi. Depuis la nuit des temps.
Je n'ai pas pu m'empêcher de lui répliquer :
- La nuit des temps, c'est maintenant.
C'est sûrement subjectif, mais je trouve qu'Aziliz sent toujours bon. Qu'elle est restée aussi fraîche que quand elle parlait sur l'estrade. Je lui en ferais bien un, d'enfant, là, maintenant, au milieu des autres. Mais je ne suis pas sûr qu'il aurait ses deux bras, ses deux jambes et ses deux yeux bien à leur place.
- Erwann. La nuit des temps a commencé quand le premier des hommes a saisi un caillou pointu pour frapper le deuxième jusqu'à ce que sa tête éclate. Le reste, ce n'est qu'une question d'échelle.

Midi moins cinq. C'est arrivé en pleine réunion anti-guerre, dans le hangar qui nous sert de local. C'est ce vieil anarchiste d'Ozenn Penn-Du qui nous l'a prêté, moins pour nous soutenir, il se foutait de tout, que pour emmerder les autorités, juste après l'interdiction de "tout rassemblement non-autorisé de plus de trois personnes, aux buts contraires aux valeurs et à la politique de l'OTAN" .
À ce moment là, Ozenn était un taureau gris d'une bonne centaine de kilos. Mais hier, pour enrouler ce qui restait de lui, il n'a fallu qu' une petite couverture, de la taille d'un chien moyen.
Ce jour là, il y avait beaucoup de monde, même les enfants, nerveux, presque haletants, ressentant chacune de nos peurs, sans bien les comprendre, secoués de tics de vieux qui n'étaient que les ondes de chocs venus de nos âmes accidentées.

Midi moins deux. À la seconde où c'est arrivé, Aziliz prenait la parole et prononçait le mot "chers". Chers quoi ? On ne saura jamais, et par une espèce de superstition, elle a toujours refusé de nous dire quel était son mot suivant. Le hangar était fermé, mais le flash a quand même réussi à étendre quelques tentacules blanches et brûlantes. Heureusement, la distance a fait que personne ni aucun objet n'a pris feu spontanément, et au bout d'une heure de prostration, tout le monde avait recouvré la vue.
Juste après le flash, au lieu de continuer sa phrase, Aziliz a dit d'une voix éteinte, en regardant les enfants : "Heureusement, ce n'est pas un jour d'école". Puis, elle a crié "tout le monde se baisse, le souffle va nous arriver dessus !".
À part quelques dignités froissées par les lâchers d'urine, d'excréments et de peur, le souffle, en roulant sur le hangar, n'a pas fait de graves dégats, même si nous avons cru à un moment qu'il allait emporter le bâtiment comme une boîte d'allumette dans la rade de Brest.

Midi moins une. C'est Oxana, Loïc, Cho-Lin et Rajiv qui vont ouvrir le rideau ensemble. Des enfants du monde entier pour ouvrir les paupières. C'était mon idée et personne ne s'est moqué de moi. Mon petit doigt me dit que dans le gigantesque charnier qu'est devenu Paris, il ne restera plus grand monde dans les ruines des rédactions des médias dominants pour brocarder nos gestes utopistes et symboliques. Les partisans du choc des civilisations doivent être trop occupés à arracher les pieds du voisin encore vivant pour les bouffer tout crus et tenter de durer un jour de plus. D'ailleurs, après tout, c'était à peu près ça, le programme du Nouvel Ordre Mondial, donc, en ce qui les concerne, mission accomplie.

Midi pile. Huit mains d'enfant lèvent ensemble le rideau et l'air rentre d'un coup. Bonne surprise, il n'est pas méphitique ni chargé de cendres. Il est même frais, un peu piquant, je me demande pourquoi. Rajiv a pris un compteur qu'il avait mis de côté sans autorisation et l'a promené devant lui en tendant les bras. Le bruit est lent, calme, assez rassurant. Les enfants se sont souri avec les yeux, puis ils ont fait un pas dehors, trèc calme. Alors, tous les enfants du hanger se sont rués ensemble vers la sortie et se sont mis à courir dans tous les sens, sous la brume phosphorescente.

Midi deux. C'est un choc de revoir le jour, même dans sa version post-atomique. On ne voit plus le soleil, mais une lumière blème, diffuse, terne et pourtant étrangement éblouissante.

Midi trois. Dans le centre du village, c'est horrible. Il y a peu de dégats matériels parce qu'on était assez loin de l'impact, et il y a très peu de cadabes humains, mais on a trouvé des montagnes de chats et de chiens morts et même des renards, et surtout, des nuages compacts de mouches autour de leurs carcasses, masse noire et avide qui nous a obligés à bifurquer directement vers les champs, où Maëlle nous attendait, sans traverser tout le village comme nous en avions le projet au départ.

Là, comme un corbeau de bon augure, flanquée de trois musiciens nous attendait Maëlle Le Gouerrec, inchangée, toujours l'air d'une grande prétresse de l'utopie malgré ses vêtements déchirés et ses dix kilos en moins.
Elle a quand même hésité avant de faire signe aux musiciens de sortir les instruments de leur étui, même elle devait avoir peur de nos réactions. Et c'est vrai qu'une vague d'incrédulité nous a tous parcourus, cette fois enfants et adultes réunis en un même choc.
Maëlle a toujours été une originale, une jusqu'au-boutiste, et elle ne nous a pas déçu quand elle a expliqué :
- Je suis restée dans ma cave quinze jours à écrire ma symphonie pour la paix. Vous allez me dire que c'était un peu trop tard, après la bombe de Brest. Mais justement, non, c'était le meilleur moment. Puis, à force d'y penser, je me suis dit qu'il fallait à cette symphonie d'autres instruments que nos instruments classiques. J'ai mis plusieurs jours à admettre que la seule solution...
Maëlle le Gouerrec, que pourtant d'habitude, rien ni personne ne pouvait arrêter, a hésité et a semblé former plusieurs mots muets avec sa bouche, avant que quelqu'un d'autre ne finisse sa phrase.
- ... C'étaient que les instruments, ce soient nous !
C'est Oxana qui a complété la phrase. C'était une grande fille, au seuil entre l'enfance et l'adolescence, au visage grave et à la parole souvent trop sérieuse, venue de l'Est, qui en avait sûrement vu des vertes et des pas mûres, tant dans son pays qu'après en France comme enfant clandestine, avant de se réfugier dans notre village.
Maëlle a hoché la tête.
- Oui, petite, exactement. Tu as tout compris. Que les instruments, ce soient nous. Qu'ils soient humains. Des organes humains. J'ai eu du mal à les... sélectionner et à les préparer. C'était insoutenable. Mais j'étais sûre que c'était le bon geste, le seul geste à opposer à l'absurde devait comporter lui aussi une part d'absurdité ! Alors, voici notre Symphonie pour la Paix, et que ceux qui sont choqués se retirent maintenant. Je les comprends très bien. Je l'ai été aussi. Mais l'art n'est-il pas fait pour choquer et pour bousculer ?
Les hardes de Maëlle s'agitaient autour d'elle comme les franges d'un soleil de tissu noir dans un spectacle de cirque.
Aziliz a serré ma main fort. Un élan de vie nous a parcourus et nous avons failli partir nous isoler. Mais nous avons préféré attendre, il se passe quelque chose de très important sur ce champ. Ce soir nous ferons un enfant. Puisque tout est absurde.

Midi vingt. Certains ont fermé les yeux lorsque les estomacs, les oesophages et les tibias sont sortis des étuis des musiciens. Mais tout le monde les a rouvert et s'est émerveillé lorsque les premiers accords de la Symphonie pour la Paix ont résonné dans le champ.
Grâce à Maëlle, nous avons oublié la guerre, le flash, le souffle, l'angoisse du confinement, les amis qui se mettent à cracher du sang au milieu d'une phrase, la folie.

Jamais, depuis les touts débuts de l'humanité, aucune musique ne nous avait autant parlé de nous.

s*

ps : le forum me refuse mes commentaires sur les autres textes
Isa

Magnifique, steph, émouvant à pleurer. Bon, vaut mieux avoir un moral d'acier aujourd'hui, hein, parce que le décor tchernobilesque, brrrrr....Je me souviens, dans ma toute petite enfance, de visions de Brest presque ainsi (pour un enfant au moins) très sinistres, une sorte de champ de ruines, quelques années après les bombardements de la guerre.
Mais j'adore l'idée des instruments et de jouer ainsi avec les hommes une symphonie de paix.

(il ne faut pas oublier de mettre un pseudo pour que le forum accepte le message, en plus du code, je viens juste de me faire avoir, là )

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Etonnante résonnance...

Sais-tu ami stél que j'écris un récit dont un des deux héros explore la Biélorusse 20 ans après Tchernobyl?

Que Brest est aussi une ville de biélorussie, dans le Sud, une des régions les plus exposées aux retombées de la catastrophe?

Qu'un écrivain belge, André-Marcel Adamek, a écrit un livre sur une Europe post nucléaire, qui s'appelle "La grande nuit" ( ce qui me fait penser à la nuit des temps... (qui fait penser au roman de Barjavel qui raconte une civilisation qui s'est aussi autodétruite.)

Et Azilize, ça me rappelle une nouvelle à toi.

Ca fait du bien de te relire !


S*

Non, je ne savais pas du tout que tu écrivais cette histoire,comment pourrais-je... n'ayant aucune nouvelle de toi ?
En plus, en février, j'ai eu un crash d'ordi d'anthologie et j'ai perdu plein de choses, dont tous mes sites que j'ai du reconstituer un à un.
Mais maintenant,j'ai envie de le lire.

Oui, je savais pour Brest en Biélorussie, bien que je n'y ai pas pensé consciemment pour ma nouvelle, qui ne témoigne que d'une bête angoisse devant à la fois la course aux armements relancée par les funestes politiques actuelles, la prolifération nucléaire hors de tout contrôle sérieux, sujets qui devraient faire se hérisser les poils se et retourner l'estomac de chaque être humain de cette planète, même si on pourra objecter que les interdépendances économiques peuvent servir de parapluie contre le pire.

Quand à Adamek, on ne peut pas rêver meilleur nom pour un roman post-nucléaire

"La nuit des temps" m'a beaucoup fait rêver, mais n'était pas très nuancée quand même, sur le portrait des deux civilisations antagonistes (d'un côté les rationnels qui planifient tout pour l'harmonie, de l'autre les copulateurs fous qui font des sacrifices humains).

Mwouais. Les mots, c'est bien, c'est parfois même très bien, mais ça ne va pas suffire...

Bisous et 9049 ^_^




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Les mots, c'est le Verbe, c'est constitutif de l'être humain et dit Saint Paul, de Dieu. Ca ne suffit pas si c'est désincarné, mais c'est peut-être bien plus que des mots C'est en tout cas "agissant".

Pour me lire, tu connais l'adresse de mon blog, me semble-t-il, il y a des extraits du récit en question dessus :

http://pantarei.hautetfort.com/
S*

Les mots c'est le Verbe ? Il me semble qu'il faut que s'y ajoutent volonté et vibration. Que les "mots" soient le Verbe à eux seuls, ça me paraît sonner bizarrement :) (il est aussi possible que j'ai mal compris ce que tu voulais dire, je l'admets aisément).

Ayant l'honneur de connaître l'adresse de ton blog, comme il te semble justement, j'irai donc un jour prochain, sur la pointe des pieds, lire ces extraits de récit.

8333 affectueuses salutations :c9:

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Mais tu peux ruer dans le magasin de porcelaine, pas besoin de marcher sur la pointe des pieds.

Pour les mots et le verbe, l'expression était un raccrouci.

Ceci dit, Bien sur cela dépende des personnes, je ressens les mots comme rarement désincarnés, ou non inscrit dans un mouvement (ce que tu appelles la volonté). Ils sont souvent inspirés.

Je n'arrive pas à croire à la banalité des mots, même trop abondants, même bêtifiés. Je ne crois pas qu'ils soient jamais anodins. Les mots (parfois hélas) ne perdent jamais leur pouvoirs agissants. Inspirés, certains sont plus aspirant ( vers le haut) que d'autres... Cuisinés dans les fours intimes de la haine, du repli ou de l'égo, il sont désintégrant.
S*

En fait, je souhaitais le lire, mais je voulais commencer par le premier extrait (je sais, ça peut paraître insolite comme démarche) et j'avais du mal à remonter jusqu'à lui dans ton blog. Je viens de le trouver enfin et maintenant je vais lire :)
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