Recette exceptionnelle

Sa bouche arrondie, aux lèvres rouges, soufflait un tel "Oh" enthousiaste que je sus à ce moment que quelque chose d'irréversible se produisait. Le "Oh" se prolongeait agréablement. Les prunelles de la femme brillaient comme scintillent celles d'un chat. L'odeur de lavande, qui émanait d'elle, m'était agréable. Je restai près d'elle, l'unique cliente de ce samedi midi. Sur la première cuiller à dégustation, un modeste morceau de foie gras d'oie assorti d'un peu de confiture de figue. Elle avait savouré longuement la première bouchée, comme d'autres le font avec un morceau de chocolat. Puis elle avait émis ce "Oh", porteur d'une admiration sans bornes. Ensuite, elle avait entamé la portion restante, les yeux mi-clos, la main suspendue pareille à une fleur. Cela avait duré plus d'une minute. J'étais demeuré immobile. Elle était restée muette, semblant somnoler. Doucement elle avait pris le verre contenant le muscat australien, avait fait tournoyer le vin, admiré les larmes accrochées sur la paroi, humé les senteurs fruitées avant de goûter la boisson. "Superbe". Le mot m'avait éclaboussé jusqu'au plus profond de mon être.

Déjà au téléphone, je m'étais laissé séduire par la voix. La voix m'avait enveloppé de ses ocres. La voix m'avait fait fléchir. J'avais ouvert mon restaurant pour cet unique couvert. La voix n'avait pas de prix.

Quand elle était entrée quelques minutes plus tôt, elle avait juste prononcé : "Je vous fais confiance pour le menu et pour les vins". Ce fut comme un chant, une voix de cristal gravée à tout jamais en moi. Des frissons me parcoururent le corps.

Les larmes me gagnèrent lorsqu'elle reposa le verre. Mon c?ur battait la chamade. Mes jambes se dérobaient tandis que j'ébauchai un pas.

Elle semblait en prière. Du bout de la fourchette, elle prit un fragment du carpaccio de thon agrémenté de parmesan. J'observai ses cils qui se touchaient presque. Je remarquai le frémissement de ses narines. J'attendis un son. Je vis son front qui se déridait, ses joues qui rosissaient. Un murmure dans lequel se détachèrent quatre syllabes vint enfin me combler : "Pur et simple".

Elle essuya ses lèvres sur la serviette blanche. Elle dégusta de nouveau une gorgée de mon somptueux muscat. Elle ferma les yeux tandis qu'elle déglutissait avec ce que j'interprétai être de la volupté. Sa bouche à peine entrouverte, son menton tremblotant étaient à coup sûr, selon moi, des indices d'un plaisir intense. Déjà, je me laissai aller à imaginer comment elle se délecterait de mon cappuccino de homard, crémeux, rosé, onctueux, au parfum plus subtil qu'une herbe de paradis.

Cependant, quand elle eut rouvert les yeux, elle approcha l'index du coquetier contenant le cappuccino, l'effleura du bout du doigt et fit une longue pause avant de prendre la petite cuillère et de l'y plonger. Mon pouls s'accéléra. Je restai à l'ombre d'un verdict caressant, d'une appréciation plus douce que celle de trois étoiles dans un guide gastronomique.

"Sublime." A chaque cuillerée, le verdict rebondissait comme une vocalise. "Su-bli-me."

Rentré en cuisine, je m'assis, juste pour faire infuser les "Sublime", juste pour être certain que je ne rêvais pas.

"En ce temps-là,
Ce que fera pousser le Seigneur sera l'ornement et la gloire
Et le fruit de la terre sera l'orgueil et la parure
Des rescapés d'Israël."
(Isaïe 4 versets 2)

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J'émiettais machinalement cent cinquante grammes de levure dans un grand saladier en inox tandis que je me demandais comment j'allais aromatiser mes petits pains. Certes, elle était friande des touches de basilic, de tomates, d'estragon ou d'olives mais je voulais l'éblouir par une note si personnelle qu'elle en aurait une de ces exclamations qui étaient devenues indispensables à mon bien être. Un peu de cumin, des raisins, des noix, du sésame, du fromage, de l'origan, tout cela me paraissait terriblement conventionnel. Finalement, tandis que je mélangeai la levure avec l'eau tiède, je me résolus à me concentrer plutôt sur une fabuleuse entrée.

Qui des coquilles Saint-Jacques ou des moules allait remporter ses suffrages? Qui du saumon ou de la sole? C'est ainsi que j'en vins à préparer des mousses, l'une au cresson, l'autre à la ciboulette, la troisième à l'avocat. Et que me vinrent des idées qui me donnaient l'eau à la bouche. Oui, je salivai, je tremblai tandis que s'imposaient à moi des recettes d'autant plus attrayantes qu'elles étaient toutes neuves. Comment jugerait-elle ce buisson de langoustines à la crème d'épinards, ce gâteau de lotte à l'étouffée d'endives ou cette fricassée de crabes aux copeaux de poivrons doux ?

Je me lançai donc dans la préparation d'un feuilleté de poissons accompagné d'un ragoût d'asperges et d'un petit flan aux herbes. Une heure après, je fus plus que récompensé de mes efforts.

"Ma-gi-que." Elle répétait ce mot pareil à une incantation. Elle fixait l'assiette où elle venait de soustraire avec sa fourchette un morceau du ragoût et un soupçon du flan, comme d'autres considèrent le Saint Sacrement. Ainsi, je l'avais portée à une sorte d'état de méditation. Grâce à moi, elle atteignait l'extase. J'en éprouvai non point de la fierté, mais un sentiment d'euphorie. Je respirais amplement. Mon corps ne pesait pas plus que celui d'un insecte. J'étais entièrement détendu. Pour la première fois de ma vie, je voyais au-delà des choses. En communiant avec elle, je communiais avec l'univers tout entier. Je louai les arbres, les fleurs, les océans, les rivières pour ces saveurs qui rassemblent les hommes.

"Donnez la boisson forte à celui qui défaille,
Et le vin à celui qui a l'amertume au c?ur :
Qu'il boive et il oubliera sa misère,
Il ne se souviendra plus de ses chagrins."
(Proverbes septième partie 31-6 et 7)

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J'avais accepté le banquet réservé par un client important pour ce samedi midi de juin. Ainsi nous ne serions pas seuls. Il y aurait d'autres consommateurs qu'elle. Il y aurait mes trois commis de cuisine, mon serveur et mon maître d'hôtel. J'avais pris une espèce de risque mais il était bien calculé. Je lui préparai une table dehors, sous un parasol, près de la pièce d'eau et de la pelouse. Elle ne serait pas importunée par les bruits. Quant aux invités du banquet, ils se trouveraient à l'intérieur.

Ce matin-là, j'éminçai ma nervosité, je me panai de sérénité, je me fis mariner dans la détente et braiser dans la douceur. Je préparai des petits pains à l'échalote, au fenouil, à la sauge, à l'anis. Avec mes commis, je confectionnai des cakes aux olives noires et aux oignons, un velouté glacé aux asperges, une effilochée de merlan au vin rouge, une estouffade d'agneau aux tomates, un mille-feuille au Herve doux puis un soufflé aux cerises et des crèmes brûlées à la liqueur d'amandes.

Je misai sur un Anjou rouge, un vin jeune et léger.

Je mettais en jeu ma réputation. Pour gagner quelques milliers de francs, je jouais à quitte ou double, j'allais à l'aventure. A treize heures, j'avais chaud. Mes muscles étaient tendus. Ma tête était brûlante, mon ventre me faisait souffrir.

Pourtant, au fil des heures, je retrouvai mon calme. Mes gestes redevinrent aussi souples que lorsque je me trouvais seul face à mes fourneaux. Je pris mes dispositions pour aller régulièrement la servir ou la desservir, tout en ne négligeant pas l'autre clientèle, celle qui m'était fidèle depuis le début.

Vers seize heures, elle me fit appeler. Elle me pria de m'asseoir un instant près d'elle et me confia des sanglots dans la voix : "Vous êtes un véritable chef d'orchestre." Elle prit ma main dans la sienne et nous demeurâmes quelques minutes à écouter le bruissement des feuilles, le gazouillis de moineaux, le flux lointain des conversations. Son parfum de lavande embaumait délicieusement l'air.

"Il fit pleuvoir sur eux la nourriture de la manne
Et leur donna le blé du ciel."
(Psaume 77 versets 24 et 25)

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Que faire flamber, gratiner, rissoler, griller pour lui plaire ? Quels aromates, quelles épices saupoudrer ? Quel vin fruité, épicé ou floral lui proposer ? Face à elle, j'étais à présent pris de court. Alors, je décidai que j'improviserais en sa présence, que je laisserais venir ce qui viendrait, que je serais porté par la vague qui m'approcherait.

L'inattendu vint à ma rencontre.

Elle m'offrit un cadeau, un ouvrage de Gaston Clément à couverture jaune et un carnet où étaient répertoriées quantité de recettes. Elle posa un baiser sur ma joue. Puis elle me demanda de lui préparer une mousse de crevettes grises sur un avocat.

C'était sa première requête. J'y répondis avec plaisir. Sa deuxième requête fut une crème glacée à la cannelle. Je fus ce jour-là dans l'impossibilité de la satisfaire. Je me souvenais à peine avoir déjà réalisé un tel dessert. C'est ainsi que je découvris qu'elle connaissait mon répertoire de recettes bien mieux que moi-même et que je conçus une certaine méfiance à son égard. Je me reprochai mes débordements impromptus, mes audaces non maîtrisées. Une douleur lancinante se propagea dans ma poitrine. Elle fut suivie de crampes qui peu à peu s'estompèrent. Cela me rappela les malaises que j'endurais durant les périodes d'examen, ceux-là mêmes qui m'avaient contraint à interrompre mes études à Lausanne.

Elle avait été un moteur. Elle devenait ma mémoire. Son esprit, sa clairvoyance m'enserraient.

"Ils se rassasient de l'abondance de votre maison,
Et vous les abreuvez au torrent de vos délices."
(Psaume 35 verset 9)

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Début septembre, elle m'annonça qu'à partir de novembre, elle viendrait se restaurer chez moi les lundis, mercredis et samedis midis car elle avait décidé de prendre sa retraite anticipée et avait acheté le bungalow qui se trouvait à moins de deux cents mètres. Elle ajouta qu'elle serait particulièrement heureuse de déjeuner, à l'occasion, dans la cuisine.

Ma vue se troubla, mon sang se glaça soudain. J'étais pris au piège. J'étais venu m'installer à une centaine de kilomètres de chez mes parents pour échapper au contrôle qu'ils exerçaient sur ma vie. J'étais tombé dans un traquenard tout aussi périlleux. Pourtant, je ne fis pas allusion au fait que le restaurant était habituellement fermé les samedis et lundis midis. Je ne fis pas observer que la cuisine permettrait difficilement d'accueillir un hôte de marque. J'ébauchai un sourire, une grimace amicale, une contraction des muscles du visage.

"... Il a fait sucer le miel du roc
Et l'huile même de la pierre,
La crème de la vache, le lait des brebis
Avec la graisse des agneaux,..."
(Deutéronome 32 versets 13 et 14)

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Un samedi à la mi-octobre, je la surpris qui esquissait dans un calepin un croquis de l'assiette que je lui avais présentée quelques minutes plus tôt. Sous le dessin, j'aperçus divers commentaires écrits. Ma respiration s'emballa alors, ainsi qu'elle l'avait fait lorsque ma mère me confessa des années auparavant avoir lu mon journal intime dans lequel je confiais lui avoir menti. De nouveau, j'avais été espionné, surveillé. Quels secrets allait-elle dévoiler? Quel mystère avait-elle percé? Pour quel concurrent ?uvrait-elle peut-être?

Les doigts et les pieds me fourmillaient. Je n'arrivais pas à dominer les élancements qui se propageaient dans mon thorax. Son parfum de lavande m'éc?urait. A coup sûr, j'étais plus irrité que je ne l'avais jamais été.

Mais elle, plus confiante qu'un félin, se contenta de lancer de sa voix claire et fraîche : "De magnifiques idées pour votre futur livre de recettes."

"J'ai poussé comme la vigne des fruits à l'odeur suave,
Et mes fleurs sont des fruits de gloire et d'abondance."
(Ecclésiastique 24 verset 23)

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Mon second s'était laissé convaincre. Il avait accepté de prendre le relais durant quatre semaines.

J'étais parti au Maroc pour des vacances gastronomiques. Je demeurais à l'affût de compositions et de nouveaux secrets culinaires. J'étais loin, pourtant je n'avais point quitté mes marmites, mes terrines, mes tourtières, mes couteaux. J'abondais de projets comme ce couscous aux fruits de mer ou cette pastilla de caille dont aucun détail de préparation ne m'échappait. Malgré tout, je devais m'avouer que je pensais encore à elle. Les jours passant, je me culpabilisais de l'avoir laissé tomber. J'étais un ingrat.

"La langue du nouveau-né s'attache à son palais, tant il a soif;
Les enfants demandent du pain,
Et personne ne leur en donne."
(Lamentations Quatrième Elégie verset 4)

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Ce mercredi dans l'après-midi, à mon retour, je l'observai longuement. Je retins mon souffle. Elle était occupée dans ma cuisine. Elle pelait un céleri-rave puis le râpait sur le gros côté de la râpe tandis que mon commis faisait mousser du beurre dans une casserole. Elle était appliquée comme une enfant qui colorie. Lorsqu'elle me vit, elle abandonna sa tâche et vint m'embrasser.

"Reprenez vite les rênes", fit-elle.

En quelques mots, mon employé m'informa de la situation. Elle jouait les petites mains, s'attablait à l'occasion dans la salle à manger pour déguster quelque préparation. La sentence était presque toujours la même quand les clients s'en étaient allés. "Dieu, qu'il revienne apporter sa touche !"

Ce fut le lendemain, que je fus mis au courant de son extravagante initiative. Elle avait convié des journalistes de ses amis pour un repas festif au cours duquel je pourrais laisser déferler mes fantaisies. Bien entendu, tout cela serait à ses frais.

"On t'a établi roi du festin ?
Ne t'en élève pas.
Sois au milieu des autres comme l'un d'entre eux."
(Ecclésiastique 32 verset 1)

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A cet instant, je pressentis que rien n'était changé. En fait, mon escapade n'avait pas inversé le cours des choses. Elle s'incrustait comme la rouille, la mousse, le parasite. Je fulminais, j'étais en boule, je voyais rouge. La guerre était déclarée mais elle n'en sut jamais rien. L'odeur de lavande qu'elle dégageait m'était de plus en plus insupportable.

Le mois de mars m'inspira une recette fort particulière alliant saumon sauvage, citron, câpres, mort aux rats et purée de pommes de terre à l'huile d'olive. Elle dégusta. Elle jugea cela "divin, superbe, juste un tantinet trop aigrelet". Les derniers clients partis, le personnel termina son travail et nous laissa en tête-à-tête?

A présent, je suis réputé pour mon petit pâté de viandes fines à la lavande. Quiconque en déguste est conquis ! Mais je vois déjà se tarir ma source d'approvisionnement !

"Qui garde sa bouche garde sa vie.
Qui ouvre trop ses lèvres se perd." (proverbes 13 verset 3)

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Ah Micheline! Heureuse de te relire!! et vraiment cette nouvelle est délectable! j'ai été prise par les sens puis par la pression croissante!

une vraie joie pour les papilles et un vrai délice de l'esprit!

(J'aimerais beaucoup essayer toutes ces recettes, surtout les plus fraîches et els plus légères)

flo
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