Sylla se gratta le nez, mit une de ses autres mains à sa poche et
la troisième tenait la feuille.
? Papa, tu veux que je lise ? Au moins que j'essaie.
Je me levai pour lui répondre, c'était ma manière d'honorer ma fille. Elle n'aimait pas que je rampe. Elle n'aimait pas que j'aille pisser dans les ruines, elle disait qu'il fallait les respecter. Elle osait même aller y prier
en cachette. Prier qui ?
? Qu'est-ce qu'il y avait ici,papa ? Tu t'en souviens ?
Nous allions rarement aussi près de la limite du Mur, mais je m'en souvenais quand même. Enfant, j'y allais parfois.
? Ici, il y avait un hypermarché.
? Un quoi ?
? Une sorte de grand réservoir à graines et à proies. Sauf que les proies, finalement, c'était nous. On s'en est rendus compte trop tard.
? Moi aussi, je me suis rendue compte trop tard. Pour la bibliothèque.
Sylla fixa les quelques caddies intacts. Je savais qu'elle mourait d'envie de me demander de la pousser dedans, mais à vingt ans et surtout en tant que Lectrice du clan, bien sûr, elle n'osait pas l'avouer.
Les Lecteurs avaient le droit d'être enfant jusqu'à six ans. Ensuite, ils
se donnaient entièrement à leur fonction.
Sa mère, dont je me souvenais encore avec tendresse, avait attrapé la
maladie bourgeonnante, ce qui voulait dire qu'elle avait donné naissance à cent-deux enfants avant d'en mourir. Cent-une erreurs de la nature, certains avec un coeur qui battait dans le visage, certains pas plus gros que quelques millimètres agglomérés en grappe, d'autres avec les jambes et les bras soudés en cercle.
Cent-un monstres plus un génie, Sylla.
- Arrête de me regarder comme ça, papa. Je ne sais pas si je vais réussir à lire.
J'avais confiance dans la lecture de Sylla.Quand on était seulement tous les deux, on parlait français et non la surlangue. Moi, je le parlais encore très bien, évidemment, j'avais été élevé dans cet idiome, mais pour le lire, c'était une autre histoire. Je n'avais pas vu un seul livre entier depuis trente-deux ans. Sylla en trouvait parfois un fragment et lorsqu'elle revenait dans le terrier avec son trésor dans les mains, elle avait l'expression d'une fille qui venait de connaître une longue nuit d'amour. D'ailleurs, Sylla ne disait pas "j'ai trouvé un livre", mais "j'ai rencontré un livre".
Elle appelait "livre" la moindre feuille lisible entièrement.
Le vent soulevait nos cheveux sur le parking, les mêlait, les nouait brièvement puis les dénouait. J'avais envie de revenir à la reptation, tellement plus facile, mais quand je voyais Sylla tenir debout avec une telle aisance et marcher en trébuchant à peine, je me retenais.
? Papa, si un jour tu as le choix entre me tuer et détruire un livre, n'hésite pas, choisis le livre.
? Je choisirai toi, Sylla, tu le sais.
? Alors, tu es un bon père, mais un mauvais humain. Il naîtra d'autres lecteurs, mais quand les Grille-Pains auront détruit tous les livres, le monde sera à eux seuls.
À treize ans, elle avait failli vendre un de ses sous-frères à demi-viable, pour obtenir l'accès à une bibliothèque ancienne, miraculeusement conservée. Mais la transaction avait trop traîné et les Grille-Pains nous avaient pris de vitesse et avaient mis le feu aux milliers de livres. Ce jour-là, Sylla avait tenté de se suicider et ma femme et moi, on l'avait veillée jour et nuit pendant trois mois, pour éviter qu'elle recommence.
? Qu'est-ce que tu regardes, papa ? Pourquoi tu lèves la tête ? Il n'y aura plus de Maudites. Elles ne viendront plus. On dirait presque que tu le regrette...
? Ils peuvent toujours revenir, Sylla. Ils peuvent revenir... juste pour s'amuser. Et je ne regarde pas, j'écoute.
J'écoutai la rumeur du ciel, à la recherche de drones des Grille-Pains, de l'écho d'un essaim de Maudites, les abeilles modifiées, ou d'un troupeau de nuages chimiques qui aurait décidé de stériliser notre zone. Mais rien. Ça faisait des années qu'on était totalement oubliés.
- Tu as raison, Sylla. Plus personne ne veut nous tuer...
J'en étais presque vexé. L'expédition des Grille-Pain visait les livres. Ce sont eux qu'ils avaient voulu supprimer, pas nous. Nous n'avions aucune importance.
Sylla se tenait presque toujours debout à la manière des anciens hommes.
Je n'aimais pas la lumière qui refusait de s'éteindre dans ses yeux. Je l'aurais préférée stupide et en sécurité. Ils finissaient toujours par renifler l'étincelle. Alors, ils envoyaient un tueur.
J'étais certain qu'un jour, l'étincelle dans ses yeux lui coûterait la vie. Les Lecteurs de plus de quinze ans étaient rares, et elle faisait déjà figure d'ancètre.
? Qu'est ce qu'il y a, sur ce papier, alors ?
Sylla enroula médidativement sa queue.
? Pas évident, c'est du français, mais écrit dans l'esprit de la surlangue. Voilà ce que je comprend.
Elle détacha bien les syllabes.
?Nous avions l'autorisation R-372-031348-HK07. Son avantage sur l'autorisation R-372-031348-HK06 est qu'elle permet
une implémentation plus rapide des protocoles de modification génétique.
De plus, elle garantit toutes les normes de sécurité alimentaire. Il s'agit donc sans doute d'une erreur de traitement en aval de la conception même de notre produit.La société NewFood présente ses excuses aux victimes et mettra en oeuvre tous les moyens à sa disposition pour enrayer le phénomène et circonscrire le périmètre des maladies. Les survivants recevront en compensation deux semaines de vivres offertes par la société NewFood et des coupons de réduction à vie.
Le vent fit des boucles d'air sur le parking et fit vibrer les caddies.
? Papa, c'était quoi un coupon de réduction ?
Sylla se tourna vers moi et un bonheur immense m'envahit. À cet instant, la Lectrice en elle faisait une pause et laissait parler l'enfant qu'elle n'avait pas eu le droit d'être.
? C'était... ça te donnait le droit d'attraper une agro-maladie, mais en payant moins cher.
Sylla détendit sa queue et fourra le papier dans sa poche.
? Drôle de droit...
Je hochai la tête et, en jetant un regard vers le Mur, au-delà duquel se tenait le monde des hommes qui avaient continué sans nous, nous repartîmes ensemble vers le Terrier, et Sylla me prit la main, ce qu'elle n'avait plus fait depuis très longtemps.