Juste un conte...
Il était une fois trois petits rois qui s?en allaient au bois. Non, non, pas les rois mages, connus sous les noms de Melchior, Gaspard et Balthasar, bien que la saison puisse le laisser croire : il neige un peu, les étoiles fuient le ciel, seule la pleine lune résiste pour garder les gens sous son influence. (Née faste.)
Ces trois petits rois (disons, 1m 52, 1m 60 et 1m 44) s?appelaient Corentin, Donatien et Basile.Ils venaient de Pacotille, de Vétille et de Peccadille, trois pays limitrophes très oubliés, mais qui se sont démultipliés en de nombreuses régions nommées différemment aujourd?hui?
Les affaires à régler étaient foisonnantes et réclamaient une attention constante. Même si ces pays semblaient idylliques, il y avait toujours une dispute, une échauffourée, un litige dans quelque endroit, mais pour des riens, un brin d?herbe, un lacet de chaussure mal noué, trois gouttes de rosée.
A leur ceinture dorée (pas de l?or véritable, mais tout de même, cela en jetait?) ils portaient l?un un sac de fèves (pour les fringales en cours de route) l?autre une gourde d?eau mentholée, le troisième un petit canif suisse pour tailler les ronces et finalement tout ce qui lui venait à l?esprit. (Autre version pour les enfants : une rose des vents pour ne pas se perdre en route.)
Ils avaient quitté leurs pays un matin de décembre et voyagé des jours durant vers cette région où, paraît-il, on trouvait encore des fraises des bois en cette saison.
Ce fruit délicat et très parfumé devait prendre place (c?était une tradition séculaire) sur la table du festin annuel organisé lors de l?assemblée générale de la Confrérie des hommes de main. Les membres de cette confrérie s?honoraient de venir en aide aux personnes souhaitant un coup de pouce lors la préparation de déménagements, réceptions, voyages?
En échange, ils demandaient le respect et un petit salut au passage, ce qui devient rare à notre époque.
Après avoir longuement marché, les trois petits rois pénétrèrent dans la forêt, à la fois ravis et un peu inquiets. Leurs pays ne comptaient en tout qu?une centaine d?arbres, et ils n?avaient pas l?habitude de ces sentiers moussus, des sangliers qui passaient très vite en les regardant, assez interloqués, des escargots montant sur les branches, des oiseaux qui s?enfuyaient à Laveuglette, le village le plus proche.
Ils ignoraient quel itinéraire suivre. Qui les guidait dans ce bois où régnaient les tilleuls, les platanes, les hêtres pourpres et les hêtres bleus ? Pas d?astre, rien de visible ni d?audible. Juste une sensation, comme un fluide, comme un fil.
Devant un noisetier, un ironique Iroquois, les regardait venir. Il sortit trois flèches de son carquois et leur dit, lorsqu?ils furent à vingt mètres de lui : « Où allez-vous, étrangers ? Ce bois est mon domaine. Mais si vous avez une poire pour la soif, une pomme d'Adam, un plant de tabac, et une mèche de cheveux de la princesse Emilienne de Sanstif, je vous laisse passer.»
-Ah non, dit Basile, pas la princesse Emilienne! Elle est presque chauve, gardée par cent soldats, protégée par cent paravents pour que la moindre brise ne décoiffe pas la trentaine de cheveux qui subsistent sur son crâne, et tellement revêche que même le fou du roi son père, ne veut l'approcher pour la distraire. Sa réputation est arrivée jusqu?à nous!
L'Iroquois, narquois, répondit : " Que sont ces rois de pacotille? N'avez-vous aucune audace, aucun courage? Je ne sais pas ce que vous souhaitez trouver dans cette forêt, d'autres avant vous sont venus et sont repartis sans atteindre leur but. Vous pourriez être des pionniers! »
Les trois rois se consultèrent, très contrariés.
Tout cela allait leur prendre du temps, ils ne pouvaient laisser les affaires de leurs pays en suspens pendant aussi longtemps.
Le plus petit s?assit sur un tronc d?arbre couché. Lequel des deux était le plus abattu ?
Il savait que le temps lui était compté. Il était bien vieux déjà, et même ses rendez-vous secrets chez le comte A. Rebours, alchimiste réputé, n?avait pu lui rendre la jeunesse.
Il souhaitait rentrer dans son pays.
Les deux autres, plus téméraires, réussirent à le convaincre.
Ils empruntèrent donc un raccourci menant à Laveuglette. C?était le jour du marché : Les habitants des villages avoisinants affluaient de toutes part. Des camelots au verbe haut vantaient leurs marchandises. Devant un étal où abondaient fruits et légumes bien rangés dans leurs cageots, Basile choisit une poire rebondie et jaune à souhait, à la saveur unique et très désaltérante, se laissa-t-il conter.
Un autre bonimenteur présentait de petits coffrets contenant chacun un cheveu de la Princesse. Basile ne fut pas crédule?Trop facile se dit-il !
Donatien qui faisait le tour du village aperçut un champ de tabac. Il déracina un petit plant, en douce, pourvu de racines solides et touffues et le mit dans son sac à rabats.
Poursuivant sa route, il remarqua sur la façade d?une maison une enseigne portant cette inscription : « Chez Adam ». Il fut accueilli par un monsieur très âgé, à la barbe foisonnante et au regard perçant. A l?intérieur, dans une petite chambre, des pommes rondes et rouges étaient éparpillées sur le plancher. Cette pièce odorante rappela à Donatien ses souvenirs d?enfance, les vacances chez Granny, sa grand-mère, au petit château d?Api, dans le pays de Herve, aujourd?hui démoli.
- Puis-je, dit-il, acheter l?une de ces pommes ?
- Elles ne sont pas à vendre, sire, répondit Adam. Mais vous avez de la chance ! Je donne une de ces pommes une fois l?an. Personne ne connaît la date. Il se fait que ce jour est arrivé. Ces pommes ont la faculté de vous emmener à l?endroit que vous souhaitez, en prononçant cette formule magique : Crapahute-moi là où je le souhaite.
La voici ! Ce v?u peut-être émis cinq fois! Veillez à ce que personne ne s?en serve à mauvais escient !
Donatien, après s?être répandu en remerciements dévala la rue « Pente rapide » et rejoignit Basile et Corentin. Ils posèrent chacun une main sur la pomme et prononcèrent la formule magique, fermant les yeux : « Crapahute-nous ! Emporte nous devant la Princesse ! »
Dans une demi-obscurité, ils se retrouvèrent inclinés devant Emilienne, qui n?en croyait pas ses yeux. La stupeur l?emportait sur la rage, et comme elle était très curieuse, elle préféra demander aux trois personnages comment ils avaient fait pour accéder à son boudoir secret.
Ils parlèrent longtemps avec elle, ils étaient hommes d?esprit et de c?ur, ils réussirent à capter son attention et séduisant son intelligence, acquirent sa sympathie.
Lorsqu?ils la quittèrent, après avoir avoué le but de cette rencontre, elle leur remit une mèche de cheveux, qu?elle conservait dans un ?uf d?autruche évidé.
- Il y a bien des années, dit-elle, que je ne me suis autant amusée et intéressée à toutes ces histoires que vous relatez si bien. Je n?ai pas vu le temps passer!
Une fois hors du château, Corentin s?exclama, effrayé « il nous reste cinq heures pour regagner nos pays! L?assemblée générale des hommes de main a lieu à 20 heures ! »
Utilisant à nouveau les pouvoirs magiques de la pomme d?Adam, ils se trouvèrent aussitôt devant l?Iroquois, à qui ils remirent la poire pour la soif, la pomme d?Adam, le plant de tabac et la mèche de cheveux de la Princesse.
« Celle-là, je vous la laisse, dit l?Iroquois. Je voulais savoir jusqu?où irait votre courage ! Avec la pomme d?Adam, je vais pouvoir retourner chez moi, revoir mon peuple. Je porterai ce plant de tabac, les nôtres ayant été décimés lors d?une tempête épouvantable.
La poire me donnera un peu de force si j?ai un pépin en voyage. Maintenant, vous pouvez passer. Je vais vous indiquer le chemin : suivez-moi . »
Ils se dirigèrent vers une clairière. Ils n?eurent qu?à se pencher pour emplir leurs sacs de fraises.
Puis ils prononcèrent une troisième fois la formule magique et tendirent la pomme à l?Iroquois, qui eut à peine le temps de la saisir : déjà, ils étaient rentrés dans leurs pays.
Le quatrième v?u servit à l?Iroquois à retourner chez son peuple. Il y fut accueilli à bras ouverts, sous un soleil ardent.
Et le cinquième v?u, qui donc l?a émis ?
Il est pour celui d?entre vous qui, malgré les intempéries et le temps qui passe, croit aux contes de fées, de princesses, d?Iroquois, et surtout à la magie des mots !