Bonjour,encore une fois terminé à l'instant, le recueil continue de se compléter, et moi de le partager :
-- Victoire pour la Sombrissima --
- Laissez passer, laissez passer la Colombe Verte, laissez passez Palomita del Pueblo !
La voix tonitruantes et les moulinets de bras d'Antonio étaient inutiles. Malgré sa cécité, Paloma Gutierrez évitait avec grâce tous les obstacles, les cailloux du sol et les cailloux humains.
Paloma sourit, il en avait fait du chamin, le petit Antonio, depuis qu'ils s'étaient retrouvés par hasard compagnons de fuite, le jour où ils avaient tout perdu tous les deux.
Précédée de son héraut de onze ans, elle entra sans hésiter par la porte étroite du studio d'enregistrement en resserrant un peu son châle vert autour de ses épaules.
Ce geste-là aussi était superflu. Il faisait chaud, en juin, mais c'était son geste, connu de tout un continent. À Lima, à Cartagena, à Mendoza, à Valparaiso, des fillettes, des femmes et des vieilles dames avaient été arrêtées, pour avoir osé faire ce simple geste. Certaines d'entre elles n'étaient jamais revenues de leurs interrogatoires.
Elle les comprenait, elles était ses soeurs, elle-même n'avait jamais revu son mari, ni son fils, ni ses yeux.
Avant même de prendre place, la jeune femme demanda :
- Où en sommes nous ?
Cette phrase aussi était rituelle. Le plus souvent, la réponse n'avait rien de réjouissant, mais Paloma estimait que pour mener les bons combats, il fallait d'abord voir la réalité en face. Elle disait "voir", elle qui ne voyait plus depuis deux ans et demi.
Emilio del Paseo Blanco ouvrit un dossier machinalement. Il n'avait en fait nul besoin de l'ouvrir, il le connaissait par coeur. Mais l'adjoint de Paloma ne voulait à aucun prix passer pour un dilettante. Il venait avec ses feuilles, sa règle, son compas, prêt comme un écolier à qui on va faire passer l'examen de sa vie.
Des chuchotements, des gestes esquissés, une houle d'épaules et de mains progressa depuis Emilio.
Il répondit promptement :
- Des guerilleros payés par le Gran Desarrollo s'apprêtent à faire des raids dans les villages indigènes du nord-ouest de la Madre...
Paloma soupira. Elle ne désavouait jamais son adjoint en public. Elle aimait parcourir son visage du doigt, elle savait toujours s'il avait mal dormi ou s'il était amoureux, parfois avant que lui-même soit au courant. Il lui fallut toute sa retenue pour lui répondre.
- Emilio, les indiens de la Madre sont semi-nomades, ils sont déjà prévenus. Les hommes de mains du Gran Desarollo ne trouveront même un poteau à brûler...
Paloma se tut et porta sa main à son ventre. Contrairement à d'autres membres de son mouvements, elle était d'ascendance européenne pure, trois quarts d'espagnol, un quart d'italien. Sa première rencontre avec les peuples indigènes, quand elle était encore à l'université l'avait tellement troublée qu'elle s'était fait pipi dessus avant de rentrer dans sa tente.
Elle psalmodia des mots à voix basse. Ce n'était pas une prière, même pas une confidence, mais une sorte de tentative de traduction.
? Je suis l'arbre, je suis la branche qu'on voit et celle qu'on ne voit pas. Je suis la frondaison verte, le sexe suspendu à travers lequel passe la flêche de l'homme. Je suis la pluie qui court et qui pourrit la corde, je suis aussi celle qui lave, je suis la grande pluie qui donne à boire à tout le peuple. Je suis Palomita del Pueblo, mais seulement le temps d'un rêve, l'espace d'une trouée dans les feuilles...
Dans la Madre, avec les Wayapi, Paloma avait été tout cela et bien plus encore.
Ses lèvres pleines sourirent et la pièce sembla devenir plus chaude.
Comme toujours, ses mots étaient accueillis diversement, selon les personnes. Pour Antonio, même si Paloma avait récité l'annuaire de la ville, il en aurait tremblé. Dans son équipe, certains étaient réellement gagnés à la cause de la Madre, la grande forêt de ce pays, d'autres n'y voyaient qu'un prétexte pour défendre les plus pauvres, d'autres encore se payaient un peu d'émotion, un sandwich de révolution avant de retourner vers des vrais métiers et devenir des notables.
La jeune femme s'assit, un peu lourdement sur le siège. Elle n'avait pas besoin de voir les techniciens, rangés de l'autre côté de la vitre.
- Dites-moi quelque chose de sérieux, Emilio. Que j'ai quelque chose à dire au micro.
Une vague d'inquiétude parcourut l'assistance. Antonio foudroya les autres du regard. Il aurait voulu les foudroyer, les pétrifier, les fossiliser. Il ne fallait pas décevoir sa Colombe Verte, il fallait lui donner une graine d'injustice à picorer. Tout de suite ! Il dit tout haut à Emilio, qui ne se pressait jamais :
- Mais dépéchez-vous !
Il n'aurait pas supporté que Palomita del Pueblo se sente seule et inutile. Chaque veille de jour de pluie, au soir, il ressentait deux choses plus fortement : la cicatrice de la ligne d'éclats de grenade sur son côté droit et les bras chauds de Paloma qui l'avaient emporté sans hésiter, alors qu'elle venait de fermer les yeux de son mari et de comprendre que les quatre amas dispersés autour d'elle avaient été son petit garçon.
Emilio rangea son dossier dans la chemise qu'il rangea dans sa mallette. Puis il sortit un autre chemise, un autre dossier, qu'il ouvrit calmement.
- Le ministre de l'Intérieur s'intéresse à un activiste du Barrio de la Sombrissima. Cesar Linares proteste contre le projet d'expulsion de la moitié du quartier, sans espoir de relogement, au profit de la société française Nourriplus, qui veut implanter des hypermarchés dans notre pays.
Paloma haussa les épaules.
- Et si on achetait le ministre ?
Depuis des années, la fortune de Paloma, héritière d'une grande famille, servait en partie à cela. À remporter la victoire en payant plus cher que l'ennemi, à payer pour que des zones restent intactes. Elle disait "à acheter des îles".
Emilio fit la moue, regarda rêveusement la carnation chaude de Paloma, la faisant rougir légèrement, car elle percevait très bien sans ses yeux le poids, la chaleur et le désir d'un regard.
- Ce sera difficile, cette fois, madame. Nourriplus a non seulement très copieusement arrosé le ministre, mais ils sont en plus actionnaires du laboratoire de son père...
- Je crois que Linares ferait une bonne cible et que sa mort arrangerait tout le monde, pas vrai ?
Tout le monde fit silence dans le studio et de l'autre côté de la porte. Chacun comprenait que Paloma ne parlait pas seulement de Linares, mais aussi de son mari, dont elle avait repris le flambeau.
Paloma se leva. Sa silhouette pleine de femme latine était reconnaissable dans tout le continent. Des enfants la découpaient dans du papier, des femmes prenaient cinq kilos pour lui ressembler, des adolescents l'imprimaient au pochoir sur les murs des villes, la nuit. Elle et son mari avaient déclenché une vague verte dans tout le continent, inquiétant de nombreuses firmes.
Elle hocha la tête.
- Ce serait bien de créer un précédent juridique qui protège les habitants ou en tout cas, garantisse leur relogement dans des conditions équivalentes. Je connais le président de la Cour Suprème, il n'est pas insensible à la cause du peuple. Il faut juste le mettre un peu le dos au mur...
Une vague ambiguë parcourut l'assistance, comme toujours composée d'envie de lui dire quelque chose, d'effort pour se taire. Des épaules se rentrèrent, des souffles sortirent et Antonio les supplia du regard. Ne tuez pas ma Paloma. Ne lui retirez ni la branche, ni le ciel, ni les graines. N'abattez pas la colombe verte, si vous l'aimez, laissez-la voler.
Alors, tous se turent encore une fois et Emilio dit :
- Je crois que nous avons notre sujet du jour...
Paloma s'assit, pas au milieu du studio, mais en face du micro de gauche. Elle ferma les yeux et convoqua les esprits d'Esteban et Felipe et l'âme de la forêt Wayapi à s'asseoir à ses côtés. Puis, elle fit asseoir Antonio à sa gauche et se retint de lui dire :
- Comme tu ressembles à Rosita ! Comme tu as ses yeux...
Bien des soeurs étaient tombées, presque autant que d'arbres, presque autant que de cabanes de fortune.
À travers ses yeux fermés, elle avait vu grandir Antonio.
Elle se concentra quelques secondes, puis tendit le bras vers les techniciens. Elle sentit ses seins pointer et son ventre se creuser de rivières, comme à chaque fois qu'elle allait sortir de son isolement protecteur et faire corps avec le monde. Elle en avait assez de se cacher.
Enfin, elle ouvrit les bras et se rapprocha du micro.
- Ici la Colombe Verte, ici Palomita del Pueblo. Cette émission pirate passe dans toute l'Amérique Latine sur la fréquence de 109.2 Mhz. Elle ne peut pas être coupée. Aujourd'hui, je veux vous parler du Barrio de la Sombrissima, dans la capitale de mon pays...
L'intervention de Paloma fut brêve, pas plus d'un quart d'heure, mais elle fut écoutée par plusieurs dizaines de millions de personnes. Ceux qui ne parlaient que brésilien, qechua ou guarani se la faisaient traduire. Le continent respira d'un même souffle pendant ce quart d'heure et nombreux furent ceux qui allèrent ensuite allumer un cierge pour Esteban, Felipe et Rosita, mais aussi pour quelque chose de plus, la terre, le peuple, l'espoir d'un monde meilleur.
Tous sortirent du studio ensuite, Paloma aimait bien être seule, après. Antonio avait le droit de rester à ses côtés. Il lui prenait la main et ils avaient une conversation silencieuse, faite d'horreur et de tendresse intimement mélées.
Il articula enfin :
- Maman serait fière de toi.
Et Paloma lui répondit avec la voix de la Madre, avec la voix des mères mayapi, de celles de la Sombrissima, avec la voix de toutes les mères :
- Je suis le fleuve qui s'ouvre en bras, je suis le poing gorgé comme un fruit, je suis l'oiseau de paradis qui tremble sous les grélons, je suis le pont de singe entre la vie et la mort, je suis l'enfant qui bat des mains, je suis le quartier qu'on éventre, je suis la mort qui s'habille pour sortir dans le monde, je suis le nuage de fleurs qui se déverse sur les arbres abbatus.
À la sortie du bâtiment, les conversations s'animèrent, sur le même sujet que d'habitude. Dans le quartier de la Sombrissima où se trouvait le studio, le marché bio et le centre d'aide sociale, il y avait toute la calle de la Piedra, bordée d'arbres, jalonnée des panneaux rouillées qui avait portés le logo de Nourriplus, large et propice à la discussion.
- Emilio, est-ce qu'on a le droit de lui faire ça ? De profiter du fait qu'elle ne voit pas ?
Emilio haussa les épaules.
- Nous en avons déjà parlé mille fois. Et je pense toujours que c'est Antonio qui a raison.
Son interlocuteur, député influent du parti désormais au pouvoir qui était aussi amoureux de Paloma qu'Emilio voulait absolument démontrer qu'il l'aimait plus, qu'il l'aimait mieux.
- Oui. Et nous continuons à la tromper. Nous lui faisons faire des faux journaux en braille, nous lui enregistrons des faux flashs d'info, nous l'entourons d'un anneau de secret... Tout ça à cause de l'idée d'un gamin de onze ans !
Emilio sourit, pas dupe et eut envie de lui rappeler qui était le plus proche de la Colombe Verte.
- Le fils de Rosita a fait ce qu'il fallait. Tu te souviens du soir où nous avons remporté la victoire aux élections ? Mon premier mouvement a été de courir l'annoncer à Paloma.
- Et Antonio t'en a empêché.
Cette fois, Emilio del Paseo Blanco, ministre du développement durable de son pays depuis deux ans, lui répondit avec toute sa sincérité.
- Il avait entièrement raison. Paloma avait perdu son mari et son fils, d'une manière atroce. Il ne lui restait que son combat, sa lutte pour protéger la forêt, protéger les indigènes, protéger les quartiers, les petites gens... si on lui enlève ça, si elle n'a plus un combat par semaine à mener, que lui restera-t-il ? Une victoire béante, un face-à-face quotidien avec les corps de ses proches.
Son interlocuteur n'ajouta rien. Il comprenait. Il continuerait à s'occuper de sa part de conspiration, aiderait a crééer des articles, des journaux télévisés, des lettres d'admirateurs, tout un monde où les siens continuerait à être dans l'opposition, à lutter. Un monde dans lequel la silhouette pleine de Paloma continuerait à ouvrir les bras chaque semaine devant son micro, à se battre, à vivre.