Dixième mois de la dernière année

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Hors-ligne
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.
- Jean Genet, 1942.

Chanté par Hélène Martin en 1964 :



Dixième mois de la dernière année


Le soir où ils ont passé la ligne
il faisait très beau
les fleurs s'attardaient bien après leur saison
et certains fruits n'auraient même pas dû exister
il était tard
tard dans l'année
le jour laissait la place avant le début du journal de la télé
c'était l'heure où dans les maisons chacun regardait son propre écran
on ne peut même pas dire que des familles furent brisées

le soir où j'ai entendu les chars
se garer là où se garaient d'habitude les camions de livraison
j'aurais aimé qu'un oiseau m'avertisse
que les nuages tremblent
que mon chien se comporte différemment
j'aurais aimé recevoir un appel
venu d'en-haut ou d'en-bas mais qui traverse mon corps
et prévienne le monde que c'était son tout dernier jour

c'était un soir muet
sans magie et sans signe
c'était le soir tout simplement
et dans la lumière qui baissait
ceux qui descendirent du char ressemblaient étrangement à des enfants
ils n'ont pas défoncé la porte
trop fatigués pour hurler ou donner des ordres
ils ont sonné tout simplement
ils m'ont fait signe qu'ils voulaient boire
et mon chien a remué la queue
ils l'ont abattu presque tendrement
d'un geste las et mesuré prolongé d'un soupir

ils sont entrés en traînant les pieds
ils sont entrés sans même me demander de les suivre
chez moi

quand la sentence a été prononcée
la première pizza aux trois fromages était encore chaude
trois d'entre eux mangeaient tout en étudiant mon dossier
le four à micro-ondes a sonné pour la deuxième fournée
il flottait dans le salon une odeur de cheveux grillés
ils n'avaient pas même éteint la télé
qui continuait d'annoncer que tout allait bien
qu'il ne fallait pas s'inquiéter
qu'ils repartiraient bientôt
qu'ils étaient à peine là
j'ai cligné des yeux et j'ai pensé qu'ils allaient s'effacer
j'avais confiance dans mon gouvernement

si je suis encore vivant
c'est parce qu'ils cherchaient un vrai mur
sur lequel m'appuyer et tirer
un beau mur de pierre qui aurait gardé la trace des impacts
une belle trace bien ronde et bien creuse pour conserver un peu de sang
à filmer et diffuser sans oublier d'y ajouter un chant
mais dans ma ville la vraie pierre avait depuis longtemps disparu
il n'y avait plus que du plastique et des matières sans nom
alors ils ont renoncé et joué avec mon corps presque gentiment
avant de s'endormir
sans même poster un gardien
et j'ai su que je ne rejoindrais ni les oiseaux ni les justes
ni mon chien dans le ciel
j'ai su que je verrais se lever le soleil suivant

le soir où ils ont passé la ligne
il faisait si beau qu'une sorte de gaieté flottait dans l'air
personne n'avait envie de prendre une pelle et creuser
alors ils m'ont épargné
c'était un soir de nocturne au supermarché
ils m'ont envoyé faire leurs courses
et à la fin j'ai tout nettoyé
nous avons même eu une sorte de conversation
j'ai vite appris à comprendre des ordres simples
à suivre leur doigt et à anticiper
je n'avais même pas besoin de trop en faire
ils s'habituaient à moi ils avaient envie que je reste

je crois qu'ils étaient à la fois amusés un peu déçus
ils disaient qu'ici il n'y avait plus rien à conquérir
et que moi
je n'étais pas assez vivant pour être exécuté




cf:   <=* =>Le secret de la septième profondeur - Là-

Dernière modification le mercredi 20 Décembre 2017 à 14:38:02
Remercie pour la lumière du jour
pour ta vie et ta force
-Tecumseh, chef Shawnee


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Avatar : Déesse Epona, bois de chêne, alliage cuivreux, tôle d'argent et pâte de verre, Ier-IIème siècle, Saint Valérien, Bourgogne (actuelle Yonne)
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