Du bout de l'horizon accourt avec furie
le plus terrible des enfants
que le Nord eût portés jusque là dans ses flancs
-Jean de la Fontaine, Le chêne et le roseau, fin XVIIème siècle
Photo : Hommage aux femmes de Camargue, bronze d'Ali Salem, 2014, le Grau du roi, prise le 4 mai 2023
Soleil sans disciples
14.
Brille encore en ta vague la plus sombre
-Compliquer encore
les grains de trame
foutre la poudre
hors des yeux
suis-je né d'elle ?
suis-je né de la fille-mère ? -
hors des yeux
hors des yeux
le nord aime l'aveugle
enclos dans le parfait rond de la nuit
à quoi ressemble la tombe de la fille-mère ?
plus haut que l'estive
je cherche la forme humaine affleurant du névé
fille-mère
ton corps fait office
et de chien et de traîneau
bien abrité du futur
il me tire vers toi
hue les aurores
hue
le cheval boîte
c'est moi qui le porte
le névé persiste même en été
c'est blanc marron gris
et rouge et violent et chaud du feu central
-dans le noir ce n'est encore rien de tout cela
ce n'est encore rien du tout-
foutre
hors des yeux la poudre
foutre la graine dans le trou
on tombe tous les trois pas
là où les vieux disaient de ne rien dire
la rive civilisée et la rive sauvage se regardaient
-les deux sont mortelles
mais l'une meurt avant l'autre-
ils sont tous morts
j'y suis pour quelque chose
il n'y a pas de quoi se vanter
je l'ai fait c'est tout
comme l'oiseau doit faire son nid
j'ai creusé la forme du trou où les faire tomber
ils disaient toujours que les pauvres sont les pires
qu'il fallait s'en méfier
que tu leur donnais ça et ils voulaient ça
-montrant leur main puis leur bras-
personne n'a versé une larme pour eux
hors des yeux pas une goutte
c'est pour me protéger
que le soleil m'a brûlé
c'est pour m'éprouver qu'il me rend la vue
je pose cheval et nuit
-c'est blanc blanc et blanc-
je porte ma main à mon visage
puis à celui de la fille-mère
la neige la cache mal
intacte et blanche et coupante
hors des yeux
elle sort elle saigne
foutre la vie en bas
la mort en haut
suivre la pente
renoncer à la crête
s'inventer une vallée
quelque part vers le milieu
et elle qui tend les bras et berce la lune à la briser
les vieux m'ont dit
qu'ils l'ont montée eux-mêmes
poussée de leurs dernières forces
pour la faire taire à jamais
les pauvres sont légers
les pauvres n'emmènent rien
ils m'ont dit qu'ils l'ont tuée facilement
menée comme une plume à l'estive puis au-dessus
puis ils m'ont dit qu'ils l'ont tuée alors qu'elle était enceinte de moi
et leur blague les faisait rire aux éclats
-j'entends encore leurs os céder
je vois encore leurs ventres continuer à tressauter de plaisir-
hors des yeux
hors des yeux foutre la vie
la congédier de cette assemblée
-j'éprouve encore dans mes mains la merveilleuse douleur-
et je me suis allongé
tout à coté tout contre la fille-mère
jeune et douce et insoutenable
-personne ne connaît le nom du père
sans doute l'un d'entre eux
je n'ai même pas voulu savoir lequel-
rien ne survit longtemps à cette altitude
pourtant je couve la fille-mère
pour toujours prise en glace ses bras en coupe
-peut-être pour se protéger des derniers coups
peut-être pour supplier
peut-être pour lancer son enfant vers le ciel
hors de leur portée-
leur foutre la foudre
ô merveille
quelle musique que la chute de leurs os noirs
fille-mère à la lumière aveuglante
suis-je né de toi ?
je te vois hors des yeux
je te vois autrement
hors des yeux la poudre
-à présent je vois trop-
au-dessus de l'estive pour toujours
brille fille-mère
brille
je veille sur toi
je vais essayer d'allumer un feu digne de toi
brille océan gelé
brille encore en ta vague la plus sombre