Je suis rassurée de savoir que vos ailes repoussent.
-Yoko Ogawa, Des ailes avec des empreintes de doigt (nouvelle).
Photo, Ile d'Arz, Golfe du Morbihan, 24-04-2025
Soleil sans disciples
17.
Tu n'alourdis pas le bateau
Et rien ne peut te retenir
pilote
pas même ton propre nom
pense à la fillette à la proue
elle elle sait déjà
flux orbe papillon
elle circule beaucoup
elle précède tous les vents
la sculpture de son visage
est sa seule partie visible
mais tu sais
c'est comme les champignons
dans la forêt
-tu n'en vois que le bout
mais sous la terre ça discute ferme-
Quand tu ressentiras de la nostalgie, pilote, dis-toi qu'il ne s'agit pas d'une étape. Il n'y a pas d'étape.
Et le Golfe et l'océan, tu crois qu'en réalité, ils sont deux ?
Peut-être même que ta mémoire est devant toi.
pilote à voile
bateau à poumons
pense à la vieille à la poupe
ses cheveux se prolongent
loin dans le ciel
pourtant c'est elle qui voit le continent
Tu dis ? Tu t'es penché sur la gravure dans le bois de son visage ? Elle s'appelle Aéla. Et la petite ? Elle aussi.
la même ?
oui et non
sache simplement que tu peux marcher à ta guise sur le pont
tu n'alourdis pas le bateau
Des routes d'eau battue entre les vagues. Du bleu clair sur du bleu sombre, lourd, léger, lourd, léger, des empilements de cœurs prêts à se briser. Des nez en pierre grise à chaque carrefour. Il souffle une sorte de vent tournant, tout à l'heure, j'ai cru sentir une main sous mes fesses qui tentait de me soulever.
Tu dis dans le vent : "Peut-être qu'à la fin de l'année, certains d'entre nous serons morts."
Je te réponds : "Change de nom, ça peut marcher".
tu ne m'entends pas
-c'est voulu
j'ai parlé contre le vent-
cette fois je me tourne vers toi
ne sois pas sentencieux
surprends moi
ça suffira à charmer
la poupe
la proue
et tout ce qu'il y a au milieu
parfois
un lèvre
une sexe
affleure à peine entre les vagues
je t'entends penser "Je l'aurais bien fourrée". Je t'imagine rêver à une fille du port, une saisonnière mais de pas loin, son visage subtil aux bonnes joues un peu rouges, vous mangez la même crêpe, buvez à la même bouche, je m'appelle Aéla, je finis à dix heures, et ce qui devait arriver arrive. Tu creuses des nouveaux lieux en elle, tu y souffles des nouveaux phonèmes pour que s'y parlent des nouveaux langages, puis tu lui dis je dois partir et elle n'est pas surprise.
tu es fier de toi ?
voilà que tu portes le nom d'un vent
Puis je m'aperçois que tu pensais en réalité à une constellation. Tu m'étonneras toujours et, désormais, à cause de toi, je rougirai à chaque fois que je contemplerai les étoiles.
La proue et la poupe se moquent ensemble de toi, mais ne fais pas attention, c'est gentil.
Ton cœur allège le bateau et c'est la manière d'Aéla de te remercier.
nous verrons
nous voyons
nous avons vu la lumière
le feu se levait
-dans ton monde
on ne disait plus le soleil-
maintiens le cap
passe la fenêtre
nous avons entendu
nous entendons
le souffle des enfants à venir
soulever nos sourires
Ici, les dieux sont modestes. À peine un carré d'herbes qui survit au sel. Et, à la place des bardes et des druidesses que j'attendais, j'ai lu dans ton coeur le gros visage de Nusrah Fateh Ali Khan.
plein
vide
plein
vide
plein
vide
Il était des nôtres depuis plus longtemps que les mégalithes, son visage désespéré d'amour et de joie.
Et ses côtes comme un soufflet à lever le feu.
J'ai écouté ton récit de voyage s'enrouler dans son chant et, juste après le oh de plaisir de la fille du port qui t'écoutait elle aussi dans ses draps, j'ai longtemps pleuré de bonheur.