Soleil sans disciples-18. Wendy, la faim du monde.

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Take this letter that I give you
take it sonny hold it high
you won't understand a word that's in it
but you'll write it all again before you die

-
Dead can Dance, The writing of my father's hand, 1988.


 
Photo : La Loire à Amboise, 14 juillet 2021





Soleil sans disciples
18. Wendy, la faim du monde

Quand j'entends le sarangi
je sais que tu n'existes pas encore
et peut-être jamais

Et je me rends compte de ce qui me manque.

tu es comme un repère vers l'aval
plus ancré dans l'espace que dans le temps
quelque part derrière mon épaule gauche
tout près

D'où vient ce son qui me suit ? Je l'ai entendu pour la première fois un peu après Saumur. J'avais écouté un sarangi une seule fois, avant, au temps de la vie normale. Ça m'avait marqué.
Je remonte la Loire et je mange des poissons qui me mangeront.

de l'intérieur

À Ancenis, après avoir passé deux mois avec elle, j'ai proposé à Wendy de remonter la Loire avec moi, la barque est assez large. Elle m'a dit qu'elle aimerait bien mais qu'elle doit attendre les Égarés. Elle est anglaise, elle faisait partie d'un groupe de prédicateurs de je ne sais plus quelle obédience. Il y en a eu beaucoup cet hiver, tant qu'il y avait encore des avions. Wendy dit en riant que les gens de Dieu ont remplacé la neige. 
Elle doit avoir trente ans tout au plus, c'est difficile à dire, je me base sur sa voix. 
On dirait qu'elle est divisée verticalement en deux couleurs différentes. Un effet collatéral du flash. 
Elle dit qu'elle est un zèbre simplifié, un zèbre à une seule rayure dessiné par un petit enfant. elle rit de tout. Elle dit que ça vient de Dieu.

brune à droite
rose à gauche
et quand ses deux mains se joignent en prière
ou s'écartent en coupe
c'est très beau

et je me rends compte de ce qui me manque
de l'intérieur ils me mangeront

Wendy rit et monte littéralement la garde sur le pont suspendu Bretagne-Anjou. Elle se définit comme une Sentinelle de Dieu. Comme il fait chaud, elle a enlevé sa foutue robe grise austère et les merveilles que je vois d'elle me guérissent de tout mal. 
De temps en temps, elle ouvre les bras pour que les Égarés la voient bien. Elle a posé une Bible sur le rebord, ouverte en équilibre sur la tranche et l'espace d'une seconde j'ai envie de jeter le livre dans la Loire, pour la perdre, pour qu'elle ne puisse jamais m'aimer. 
Elle se retourne et son regard me dit qu'elle a tout compris. Et elle rit une fois de plus, mais d'un rire différent, d'un rire de gorge un peu sourd. 
Puis elle me prend la main, avec sa main noire au-dessus et sa main rose en-dessous de la mienne. Je lui demande comment elle arrive à rire, avec tout ça.

elle dit que ça vient de Dieu
tout simplement
et c'est là que je me rends compte de ce qui me manque
et que j'essaie de remplir avec les poissons de la Loire

Le choc. Dedans. Je sens que je vais sauter au moins une heure. Il y a quelque chose, puis il n'y a plus rien et on se retrouve un peu plus tard. Un autre effet collatéral. 

je passe les tourbillons
je cale la barque
-ça bouillonne pas mal
quand on s'approche du pont du Maréchal Leclerc
je me souviens-
je vais m'arrêter sur l'Ile d'Or
et relire la lettre de Wendy
-sa lettre en français
qu'elle a glissé dans mon sac-
je vais la lire et pleurer un peu
-pleurer c'est bien
quand tu pleures
c'est qu'il y a quelqu'un qui pleure-

"Mon très cher Jean, je t'ai caché que je parle français, parce que j'avais peur que tu restes et plus encore de partir avec toi. Nous nous serions aimés et c'est impossible car nous ne sommes pas mariés, je ne connais pas de prêtre aux alentours et je ne peux aimer que devant Dieu. Nous aurions peut-être repeuplé le monde, mais est-ce la volonté du Seigneur de repeupler le monde dans le péché ? Et puis j'ai peur que nos enfants me ressemblent, comme des petits zèbres, ou à toi, et qu'ils sautent des minutes. Je ne sais pas. Non, je ne crois pas que c'est ça qui me fait peur. 

de l'intérieur
ils me mangeront
et quelque chose de sacré
remonte par en-bas
et s'exalte
et prie
et moi Wendy tu sais
contrairement à ce qu'on dit
je crois que le Serpent sauverait le monde

de l'intérieur

le sarangi
je l'entends de nouveau
il n'y a pas d'autre barque pourtant
j'ai bien regardé
rien que les tourbillons
et l'île Saint-Jean déserte
l'île d'Or
-elle a deux noms
je me souviens-
je vais trouver un pavillon ouvert
et surtout des feuilles et un stylo
tout de suite

"Wendy, mon doux zèbre de Dieu, tu sais que je suis déjà venu ici ? Je me souviens, c'était juste après les confinements, lockdown tu dirais, le premier spectacle de 14 juillet autorisé. J'étais avec Marie et les enfants. Sur les hauteurs, il y a le Clos Lucé, là où Léonard de Vinci a passé ses dernières années. Ça m'aspirait littéralement de le savoir, c'était comme si ça me redistribuait au niveau cellulaire. J'avais l'impression de me trouver au centre de l'univers, peut-être dans son seul lieu cohérent. 
Sur les bords de la Loire, les hauts-parleurs nous inondaient d'avertissements : nous asseoir, ne pas nous déplacer, respecter les distances de sécurité, tout ça. 
il y a eu les feux d'artifice et les bords de la Loire sont devenus blancs, rouges, verts, bleus, dorés, c'était beau. 
Et ce soir là, Wendy, nous n'étions plus les Égarés que tu attends pour les presser contre ton cœur, au milieu de tes bras rose et noir. C'est peut-être le seul soir de ma vie où je n'ai pas eu besoin de l'espoir de ta présence pour vivre."

j'ai abordé l'île
des poissons sautaient dans la nuit
le sarangi s'est tu
j'ai trouvé dans des boîtes différentes
deux saucisses des haricots rouges et du riz
et j'ai improvisé un chili
j'ai fait du feu avec un tabouret 
puis j'ai mangé doucement
j'ai trouvé un dictionnaire
et j'ai trouvé Sarangi
pour mieux comprendre
le son que j'entends dans ma tête

"Violon indien sur lequel une peau tendue tient lieu de table d'harmonie".

Ces mots m'ont paru si beaux, si parfaits, que je les ai réécrits sur une feuille et je les ai montés au Clos Lucé, sur la table de travail de Léonard, à peine éclaircie par la poussière. 

je me souvenais du chemin
et
-que Dieu et le Serpent me pardonnent ensemble-
j'ai gravé avec un tournevis
Wendy
sur la table
comme un élève dans une classe de jadis

Ce n'est que le lendemain, en arrivant à Tours, que je me suis rendu compte que, pendant que j'y étais, j'aurais dû aussi y graver le mien.

au même moment
j'ai vu un homme sur le pont Wilson
il faisait un signe de croix
j'ai ouvert les bras et j'ai crié
vous êtes un prêtre 
il a compris il a fait oui

il ne manquait plus rien
alors j'ai crié vers toi
Wendy Wendy Wendy
et j'ai essayé de rire comme toi

Quand j'entends le sarangi, j'aimerais que notre enfant vienne du monde entier, que ses cellules arrivent de tous les pays et forment un tourbillon dans la Loire. Et j'aimerais surtout qu'en prenant forme, il n'ait jamais envie de faire autre chose qu'aimer. 

il ne manque plus rien
je peux redescendre la Loire
j'espère seulement
que je saurai convaincre le prêtre de venir avec moi


Dernière modification le lundi 16 Juin 2025 à 22:33:50
Remercie pour la lumière du jour
pour ta vie et ta force
-Tecumseh, chef Shawnee


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Avatar : Déesse Epona, bois de chêne, alliage cuivreux, tôle d'argent et pâte de verre, Ier-IIème siècle, Saint Valérien, Bourgogne (actuelle Yonne)
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