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ca vaut ce que ca vaut... à vous de juger...
*
Aliénor hésite. Sous ses yeux, envahissant la couette beige rehaussée de fins oiseaux verts, le contenu de son sac de voyage. Parmi les vêtements, carnets, trousse et menus objets pratiques, des nouveautés issues de son séjour ici : une carte postale de la mer des années 70 portant une écriture délavée et s?adressant à Dorothée et Roger dans une familiarité chaleureuse. Un petit cadre renfermant une photo récente où ils posent tous les deux, contre la clôture du jardin, parmi les fleurs sauvages cernant le potager. Une boîte à pilules antique, en émail, soustraite à la collection de Dorothée. Et enfin, un livre de Jules Verne, dans une couverture rouge cardinal, la tranche dorée à l?or fin, pleine de gravures fleurant bon l?imaginaire du dix-neuvième siècle, avec ses dirigeables, ses bateaux à aubes, son cinématographe naissant et ses explorateurs de jungles?
Puis le miroir confié par Théo.
Aliénor hésite. Tout remballer, cesser cette quête qui n?est pas la sienne, d?ouvrir un coffre déterré il y a dix ans un jour de malheur, descendre les escaliers, téléphoner à son amie, prendre le premier bus vers La Rochelle avant que le temps ne joue contre elle.
Ou alors, laisser tout en vrac sur le lit, prendre le miroir de Théo, et vérifier encore une idée, avant de repartir.
Dans l?arc du bras d?Aliénor, il y a l?odeur de Théo, son tremblement et la brûlure très localisée, entre deux points de beauté, de ses larmes.
Aliénor effleure les objets du bout des doigts. Souligne un chevron d?un T-shirt, fait tinter la glace du cadre, ?Puis d?une pichenette, soulève la couverture du livre de Jules Verne. Lui vient une bonne odeur de papier embaumé de poussières longuement cuite au soleil, avec sa fibre qui devient granuleuse, même à l?odorat. Et le premier chapitre ouvrant sur un titre à rallonge?« La où on fait connaissance avec une malle, son propriétaire et un vendeur de chapeaux ». Aliénor sourit. Cette désuétude pleine d?humour. Cette fantaisie qui lui manque depuis toujours, ou presque, depuis qu?elle n?a plus que Diane à défaut de mère.
Des yeux elle parcourt les premières lignes, s?enfonce dans le texte comme dans le cours tiède d?une rivière, à la dérive. Pourtant, quelque chose la freine dans sa progression, la lecture devient ardue, ses yeux se brouillent. Son plexus se contracte et lance, sa gorge se sèche. « Hé quoi !! » La voila qui s?exclame seule. Elle la connaît, oui, la nature de ce « quoi » qui l?arrête et la force à relever la tête. Son regard replonge dans le miroir, elle y revoit la scène d?hier matin.
*
Luigi la main enfuie dans sa sacoche de cuir. Ses paroles pleines de mystères. Et surtout, ce chapelet de prénoms qu?il avait égrené, les uns après les autres, murmure précieux, les lèvres presque closes. Cela lui semblait si important à Luigi, jamais elle n?oserait lui avouer qu?elle les avait tous oublié, sauf le premier. Forcément, tout le monde connaît Edith Piaf. Il y avait eu aussi Emeline Chibulet, celle du miroir. Et la dernière, enfin, qui lui était resté logée curieusement dans l?oreille, comme un nom de source, de jet, de vie, de jaillissement : « Aurore Fontanille ».
- Je vois que tu as terminé ton thé, lui avait-il dit soudain. Alors, il s?était redressé changeant sa mine, comme si le temps des secrets était écoulé, il avait fait courir ses doigts un peu verts aux extrémités, sur un rayonnage de livres de récupération. Elle s?était retrouvée un volume de Jules Vernes dans les mains, avec cette simple recommandation :
- C?était un ami, lui aussi ! promets-moi de ne pas partir sans l?avoir parcouru?
*
-Pff, mais quel vieux fou !
Aliénor crie et sa voix l?effraie. Trop de frustration, de mystères, d?impasse. La seule chose qui importe, n?est-ce pas de retrouver sa mère ? De rencontrer ce regard dont elle n?a plus qu?un si vague souvenir et de lire dans ces yeux la mesure d?amour qu?elle lui porte encore. Peut-être ?
D?un geste large elle applique une vengeance immédiate sur le livre, l?envoyant valdinguer à l?autre bout de la pièce. Un rectangle de carton en glisse. Ses bords sont dentelés. Elle le ramasse machinalement. C?est une série de prénoms crayonnés, sur toute la surface. Edith Piaf, Sarah Epelbaum (Marinette Frondeau), Aurore Fontanille, Emeline Chibulet, Gunther James Grevey, Darius Grojean, Bert Van Camp, Luigi don Grazie, Rupert Dubois. Le chapelet de prénoms prononcé par Luigi !
Comme une somnambule, Aliénor retourne le carton qui s?avère être une vieille photo en noir et blanc. Un groupe de jeunes gens y entoure Luigi. Ils se tiennent tous par la main, pas comme de grands amis, plutôt comme une confrérie. Ils sourient à l'objectif avec application. Un instant elle croit que Roger est parmi eux, mais s?aperçoit que l?homme en question est un peu plus grand que son hôte. Et juste à côté de Piaf, Aliénor reconnaît enfin S?ur Marie-Gabrielle. Aurore Fontanille ! ?. Elle se souvient à présent, "Fontanille" c?est le même nom de jeune fille que sa grand-mère Diane.
De surprise, Aliénor tombe à genoux, ses mains tremblent. Elle n?entend pas qu?on tambourine à sa porte. une seule pensée la hante, désormais, c'est sûr, elle n?hésitera plus.
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